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J’ai souvent avoué ici mon amour pour l’île Verte, ses paysages éblouissants, son histoire tragique, ses écrivains. Entre lyrisme ampoulé (Paul Lynch) et tristesse subtile (Claire Keegan), les plus récents d’entre eux continuent à donner de leur pays une image aussi contrastée que le sont ses ciels.
Chacun de ces jeunes auteurs nous est présenté à son tour comme « la nouvelle voix que l’Irlande attendait » — une manie. Colin Barret n'y échappe pas, pour ce livre paru d'abord en Irlande chez un petit éditeur en 2013 puis repris en Grande-Bretagne chez Jonathan Cape l'année suivante. « Sept nouvelles ciselées », dit la quatrième de couverture. Si on veut… Un garçon est amoureux d'une fille, mais celle-ci se trouve mère par la faute d'un autre ; l'amant déçu demande à un copain un peu spécial de mettre la voiture de son rival sur le toit ; après quoi tous deux vont se promener dans un bois environnant. Un autre garçon sert de larbin au champion de billard local ; celui-ci aime la belle Sarah, mais en fin de soirée c'est le factotum effacé qu'elle et sa copine emmèneront dans un autre bois. Un garçon qui a eu le visage défoncé par un coup de pied aime Tain, quinze ans, mais en fin d'une autre soirée c'est son cousin qui fera perdre à l'adolescente son innocence ; peut-être l'amoureux transi se jettera-t-il du haut du toit…
« À la truelle… »
Pas de lyrisme, ici, et, en fait de cisèlement, on a vu mieux : personnages brutaux, violence toujours possible, alcool omniprésent, passion sans espoir pour des filles maquillées « à la truelle », « avec des cuissardes en cuir noir, un collant rose déchiré aux endroits stratégiques, les cheveux orange vif et une lueur meurtrière dans les pupilles ». Le tout sur un tempo de rock carrément punk. Dans les plus faibles des récits, lesquels ont tous pour cadre des petites villes si loin de tout que partir pour Galway c'est aller « sur la lune », la tendance au glauque devient un peu pénible. Mais le meilleur, qui est aussi le plus long, révèle peut-être la signification de ce qui apparaît parfois comme gratuité systématique : Arm, garde du corps bien nommé du dealer du coin, jette sans vraie raison Fannigan à l'eau ; on ne saura pas davantage pourquoi les oncles de son patron, qui sont aussi ses fournisseurs, se mettent tout à coup à lui tirer dessus… Ce que nous dépeint Colin Barrett, c'est un monde privé de sens, et les efforts que des héros vaincus d'avance font en vain pour lui en donner. Chaque nouvelle tourne autour du moment clé où l'absurdité de leur destin se dévoile en même temps qu'il se scelle — et si l'on peut bien parler de cisèlement, c'est pour l'art avec lequel l'auteur met en scène ce moment insaisissable.
Rien à attendre
Qu'est-il arrivé exactement, se demande-t-on à chaque fin de récit, conscient pourtant que l'essentiel est passé devant nous, à sa manière, faite d'évidence invisible. Entre les blocs rugueux et apparemment mal ajustés qui, comme les résumés que j'en donnais plus haut tentaient aussi de le montrer, composent ces histoires, des vies se jouent, à demi-mot, dans une dé-théâtralisation délibérée. Vies à ras de terre, sur les parkings, dans les pubs bondés ou au bord des rivières nocturnes. Avec de fréquents et vains coups d'œil vers un ciel qui n'a « pas vraiment de couleur précise, seulement ourlé d'une barre aqueuse à l'horizon », ou « noyé d'une lumière nacrée et rempli d'énormes nuages chromés dont les ventres ridés se couvr[ent] de marbrures et de striures grises »… Rien à attendre de ce côté-là non plus.
P. A.
Ce texte est paru une première fois le 11 février 2016 sur le site du Salon littéraire.
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« Il repensa (…) à toutes ces choses qui lui semblaient maintenant humbles même si elles étaient précieuses, à ces entrelacs de métal, ces trames de fils, ces toiles recouvertes de terre et de sucs d’herbe qu’il avait tenus en vie, qui tomberaient, innocents, dans quelque temps dans des limbes faits d’abandon et d’oubli ; son cœur se serra, il oublia son agonie en pensant à la fin imminente de ces pauvres chères choses. »
Lampedusa, Le Guépard
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À la fin des années quatre-vingt j’ai vécu et travaillé pendant une année à Moscou. Le dimanche mes collègues allaient visiter des palais ou des monastères à la périphérie de la ville ou alors si le week-end était prolongé, ne fût-ce qu’un peu, ils prenaient l’avion pour une autre république. Ces voyages exigeaient de longs préparatifs avec réservation de billets spéciaux et demandes de visas qui les occupaient d’un week-end prolongé à l’autre. Personnellement je passais les dimanches dans mon appartement de fonction…
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L'auteur est un ancien publicitaire. Ses autres œuvres : Cocaïne, Business model (Julliard, 2014) ; Notre mariage, Faire-part (Julliard, 2013) ; Un garçon sans séduction, Feuille de calcul (Julliard, 2012) ; soit l'histoire d'un dealer, l'histoire d'un mariage et l'histoire d'un ingénieur qui essaie de comprendre pourquoi son ancienne compagne (dire : « son ex »), analyste de marché, l'a quitté. Le sous-titre en italique après chaque titre est un tic qui porte sûrement un nom dans le monde que Christophe Mouton, livre après livre, avec une belle régularité, nous dépeint.
Grandes interrogations
Cette fois-ci, son héros est « directeur artistique » (dire : « D A »). Le roman commence par de longues explications d'où l'on retient que ce personnage est plus ou moins chargé de « créer » des publicités avec l'aide d'un « rédacteur ». Ces gens sont donc des « créatifs ». Il y a beaucoup de longues explications dans Excursion dans les bas-fonds, Direction artistique. Même des schémas. On apprend des choses, c'est certain, dans le domaine de la « communication » ; l'auteur est allé jusqu'à ajouter quelques notes en bas de page. Et il ne rechigne pas non plus devant le commentaire, s'interrogeant, par le biais de son personnage : « On pourrait peut-être rêver un monde où les gens retrouveraient un peu de leur temps de cerveau disponible qui ne serait pas affecté à ressasser les messages qui y ont été placés » ; puis concluant : « Non, c'est impossible, nous resterons un troupeau de moutons de toutes les couleurs ».
Un fameux pitch
C'est qu'il fallait quand même tenir au moins 150 pages, avec une intrigue plutôt mince. Je ne suis pas ennemi du minimalisme, chacun le sait, mais là… Comme tous les jours, Mathieu passe la journée dans son entreprise (dire : « l'agence »). Il y rencontre Élise, laquelle lui produit un sacré effet : « Je me suis fait communiquer, je n'ai pas noté comment c'était entré, mais cela travaille au milieu de mes autres processus cognitifs, me ronge, commence à faire partie de ce que je suis et de ma façon de voir le monde ». Bigre. On s'inquiète. Et même on « imagine le pitch hollywoodien prévisible ». Parviendra-t-il à passer une nuit avec elle (dire : « à la baiser ») ? En tout cas, entre la sortie du boulot et le rendez-vous, voilà toutes ses certitudes pourtant bien ancrées de « bobo », qui plus est, « branché », remises en cause. Comment cela va-t-il finir ? Après une scène de sexe « prévisible », comme annoncé et en tous les sens du terme, on hésite un peu au bord du happy end. Enfin, bien sûr, le cynisme triomphe, puisque « Nous resterons… », etc., voir plus haut.
Dénonciation ?
L'idée ne manquait pas d'astuce : toute la vie, amoureuse aussi et avant tout, vécue et relatée en langage de « communicant » (c'est comme ça qu'il faut dire). Mais ce n'est jamais qu'une idée. Et le problème est le même que pour le surévalué auteur des Particules élémentaires, auquel on songe souvent : des dénonciations aussi fortement marquées au coin de la fascination sont-elles bien des dénonciations ? Oui, je sais, tout est dans cette ambivalence. C'est bien ce que je prétends. Et les personnages comme l'univers décrit restent si radicalement antipathiques qu'on a un peu de mal à partager les états d'âme (est-ce bien comme ça qu'on dit ?). Évidemment, si Christophe Mouton avait choisi d'écrire un essai de sociologie, comme il se retient, d'un bout du livre à l'autre, de le faire, ç'aurait été tout autre chose : pas d'états d'âme, pas de sympathie, pas de pitch, des analyses, certainement bien intéressantes. Mais voilà, il a voulu faire un roman. C'était sans doute à ses yeux… (comment dire ?...) « Un produit plus vendeur », peut-être.
P. A.
Ce texte est paru une première fois le 18 janvier 2016 sur le site du Salon littéraire.
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Après avoir elle-même suivi des cours à l’École d’arts de Cergy, dont elle est diplômée, Claire de Colombel est pour ainsi dire passée de l’autre côté du chevalet : depuis plusieurs années, elle exerce l’étrange profession de « modèle vivant ».
Les Yeux nus est le récit de ce quotidien qui mène l’auteure-narratrice d’un atelier à l’autre, semaine après semaine. De novembre à juin, le livre se présente comme une sorte de journal, apparemment fragmentaire et aléatoire, mais dont la construction subtile creuse et approfondit insensiblement une expérience singulière.
Quand on l’interroge sur les auteurs qui l’ont influencée, Claire de Colombel cite Annie Ernaux comme une évidence. Sans doute pas pour la mise au jour et l’analyse des rapports de classes, auxquelles travaille l’auteure de La Place et de La Honte. Mais on retrouve bien dans Les Yeux nus le souci d’une écriture lisse et précise, et l’absence d’effets qui laisse toute la place à une volonté opiniâtre de vérité.
Vérité de quoi ? Qu’est-ce qui se joue dans le fait d’aller montrer son corps dénudé, plusieurs heures par semaine, à des artistes, confirmés ou, plus souvent, en devenir ? Le texte de Claire de Colombel se construit sur un jeu de tensions comparables à celles qui habitent le corps figé du modèle, et d’oppositions. Nu/habillé, bien sûr, on y pense d’abord. Mais la première surprise est ici de découvrir que là n’est pas l’essentiel : « Silencieuse, immobile et nue, je ne montre que ce qu’expriment mes poses. Elles ne révèlent rien de mon intimité. C’est en écrivant que je me déshabille ». N’empêche que cette nudité invisible hante le récit — et l’esprit du lecteur – à la manière d’un irritant fantôme.
Mais, au fond, qu’est-ce qu’être nu ? La narratrice déplace la question en la complexifiant, et ce sont des dichotomies plus inattendues qu’elle explore. Celle, d’abord, du mouvement et de l’immobilité (« J’alterne les stations debout, assises et allongées, tourne sur moi-même, fais face aux élèves à qui je montrais le dos (…). Ces variations dynamisent la séance autant qu’elles me permettent de conserver un équilibre : si j’installe plus de poids sur un bras en m’y accoudant, je lui offre ensuite un complet relâchement »). Celle, surtout, de l’intérieur et de l’extérieur. Car, justement, « l’immobilité complète (…) n’existe pas ». Le corps qui semble figé est en réalité incessamment parcouru de vibrations et de douleurs que celle qui l’habite est seule à percevoir, et dont pourtant la présence passe mystérieusement de l’espace de l’intime à celui du papier ou de la toile : « Toutes ces actions qui se cachent derrière l’immobilité de la surface, je pensais en être la seule témoin. Je comprends maintenant que ce sont elles qui habitent les poses, les rendent vivantes ».
Cette descente contrainte dans l’espace intérieur du corps, Claire de Colombel la décrit comme la découverte d’une qualité spéciale de silence. Le mot ni le thème ne lui viennent par hasard, évidemment. Le silence, c’est aussi celui de l’écriture, lequel a ceci de particulier d’être parole, comme l’immobilité des signes sur la page est aussi mouvement. Pour avoir mis en résonance les tensions internes propres à la littérature et celles du corps auquel elle se confronte, la jeune auteure, pour son premier livre, va pourrait-on dire droit au cœur du sujet.
P. A.
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