• http-_www.luxeaboire.frBlasmusikpop (Presses de la cité, 2015) m’avait, je crois qu’on peut dire ça, enthousiasmé. Il n’est que de lire mon article sur ce même blog pour s’en convaincre. Cette chronique d’un village des montagnes autrichiennes, astucieusement doublée d’un roman de formation, baignait dans une loufoquerie qui faisait glisser sans effort le message sympathique quoique un peu convenu (tolérance, ouverture à l’autre, etc.). J’attendais avec impatience et une certaine curiosité le deuxième roman de Vea Kaiser.

     

    Les périls du deuxième roman

     

    Mais le deuxième roman, dit-on, c’est compliqué. Tout le monde, auteurs ou éditeurs, vous l’affirmera. Si ça l’est, ça l’est certainement encore plus quand le premier, comme c’est le cas ici, a connu un succès assez considérable. Un seul impératif : ne pas essayer de refaire ce qu’on a fait la première fois. La jeune écrivaine autrichienne tombe dans cette erreur avec l’infaillibilité des cas d’école.

     

    Comme son premier roman, celui-ci est un gros livre, qui commence par un arbre généalogique des personnages et se termine par d’interminables remerciements. Passons, c’est devenu l’habitude. On y retrouve le goût de la saga familiale, l’intérêt pour l’autre et sa langue, le thème central des rapports entre l’individu et le groupe. Mais puisqu’il faut quand même bien changer un peu, l’auteure, au lieu de construire une allégorie transparente mais propice aux plus réjouissants délires, tente le récit réaliste et l’Histoire contemporaine en toile de fond. Sans vouloir renoncer, tout le problème est là, au plaisir de conter ni à la fantaisie. Or qui trop embrasse, on me le disait déjà quand j’étais petit, mal étreint : à vouloir atteindre ces cibles divergentes, Vea Kaiser les rate toutes, avec une opiniâtreté digne d’un meilleur sort.

     

    Ç’avait pourtant assez bien commencé : un village grec dans « les montagnes à la frontière entre la Grèce et l’Albanie » (tiens, tiens…) ; les années 1950, la guerre civile encore toute proche, les communistes exilés, les familles coupées en deux ; autour, « des forêts si épaisses que seuls les conteurs pouvaient supputer ce qui s’y cachait ». Deux cousins, Lefti et Eleni, sont, depuis leur naissance, destinés à se marier ­— ainsi en a décidé leur grand-mère, inflexible chef de famille. Amours enfantines, superstitions et préjugés, politique et surnaturel prêts à faire bon ménage, bref, de quoi patienter en attendant la suite.

     

    Mais, au lieu de s’attacher franchement à la matière qu’elle-même déballe sous nos yeux (coup d’État des colonels, émigration, rencontre d’autres langues et d’autres habitudes — l’Allemagne, puis l’Amérique), la narratrice veut s’occuper de ses personnages. Ils sont nombreux, et de loin pas aussi intéressants qu’elle ne cherche, avec une insistance un peu pesante, à nous le faire croire.

     

    Hôtels-restaurants

     

    Comme dans une série américaine, on passe de l’un à l’autre, cheminant, à coups de paresseuses ellipses, vers l’époque actuelle. Entre-temps ces braves gens se marient, se quittent, ont cependant des enfants, qui enfantent à leur tour… On mange beaucoup, on ouvre des hôtels et des restaurants, une vraie manie — et le lecteur s’étonne de cet éloge de l’esprit d’entreprise, venant d’une écrivaine qu’il imaginait plus sociale que libérale… Même si chacun a son petit caractère, tout le monde est gentil, il faut le dire. Un peu trop. Il y a de l’attendrissement, de justes remarques (« Lâcher prise, ça ne veut pas dire refouler et oublier »), sur fond de Grèce de carte postale. En Allemagne, on aime l’ordre, en Suisse, la propreté, découvre-t-on.

     

    Sans perdre de vue la grande Histoire (qui n’est guère qu’une toile de fond), ni ses chers héros (voir plus haut), l’auteure essaie comme elle peut de retrouver quelque chose de la grâce du livre précédent : cela donne, tombées un peu au petit bonheur, des légendes tirées de la mythologie, que les personnages tout à coup se mettent à se raconter et que très rapidement on saute ; ou des efforts vers le comique qui plongent le lecteur dans une commisération un peu gênée. Quand les enfants s’en mêlent, les bornes sont franchies.

     

    Que dire ?... Ceci : vivement le troisième roman de Vea Kaiser. Elle aurait sûrement mieux fait de l’écrire tout de suite et de nous épargner ses Bienheureux.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne« Quelques sujets de rédactions me reviennent : « Préparatifs de noces chez les Zoulous. » Ou bien : « Le destin d’une boîte à conserves. » Ou bien : « Quand j’étais un bonbon de sucre d’orge et devenais de plus en plus petit dans la bouche d’une petite fille. » Ce qui importait au professeur, c’était d’alimenter notre imagination. »

    Günter Grass, Les Années de chien

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  • https-_media-cdn.tripadvisor.comPour un premier roman, c’est un premier roman ! Dont le premier mérite est de nous changer agréablement des parents, des enfants, des aïeux, des fratries, du monde de l’entreprise et de l’amour, grand ou petit. À parcourir les articles disponibles sur la toile ou ailleurs, on constate qu’ils restent d’une grande prudence, se contentant pour la plupart de s’inspirer de la longue quatrième de couverture, elle-même assez énigmatique. Il faut en convenir : Niña Weijers, jeune femme moderne aux activités multiples (culture, médias, etc.) n’a pas choisi, pour son entrée en littérature, la facilité.

     

    Performances

     

    Qu’on en juge. Minnie Panis est une artiste conceptuelle amstellodamoise d’aujourd’hui. Elle s’est déjà rendue célèbre par d’intéressantes performances : photos de tous les déchets produits par elle en dix-huit mois (« Des centaines d’emballages en plastique défilèrent, des trognons, fleurs brisées, packs de lait, cartes postales, légumes pourris… »), vente minutieusement documentée et archivée de tout ce qu’elle possède (« Sous-vêtements, livres, CD, tubes de crèmes de jour et de nuit, baume pour les pieds… »). Ayant passé la nuit avec un ami photographe, elle se retrouve peu de temps après quasiment nue, et endormie, dans les pages de Vogue. D’où l’idée, en riposte, d’un contrat passé devant notaire avec l’auteur des clichés : « À partir d’un jour du mois de février qu’il déterminerait lui-même, le photographe suivrait et photographierait Minnie pendant trois semaines. Il opérerait avec la plus grande discrétion et n’interviendrait en aucun cas dans quelque situation que ce soit ».

     

    Suivant cette intrigue biscornue et minimaliste, le livre d’adonne à mille boucles, détours, parenthèses et suspens qui font tout son charme. On a le sentiment très net de tourner autour de quelque chose : quoi ?

     

    Que devient ce qui n’est pas là ?

     

    Bien sûr, il y a la satire, souvent assez désopilante, du monde de l’art contemporain : « Le langage qui définissait un artiste était fait de mots comme identité, engagement, vision et malaise. Sans ces mots, l’édifice s’effondrerait, l’artiste devenu un citoyen apatride, illégal et idiot ». Mais là n’est pas l’essentiel, et l’auteure batave, qui, on l’a dit, méprise la facilité, prend aussi son sujet, c’est tout l’intérêt, au sérieux. Ce sujet tient en un mot : l’absence. Au monde, aux autres, à soi-même. Que devient l’être qui n’est pas là ? Cette question revient sans cesse dans le roman de Niña Weijers, sous des formes diverses et sans fin multipliées — la scène qui l’ouvre, un déjeuner entre Minnie et sa mère, l’annonce en une phrase discrètement vertigineuse : « En partant, elle sentit que sa mère restait immobile et regardait sa fille s’éloigner et rétrécir, rétrécir, jusqu’à ce qu’elle tournât au coin de la rue et cessât d’exister ».

     

    Il n’est donc question que de traces et de signes, et c’est peut-être cela qui confère à chaque page une étonnante intensité, d’autant plus loin de l’ennui attendu que l’humour s’y mêle sans cesse. Mais c’est aussi que ce roman sur l’art parle, bien sûr, du roman lui-même. Comme la création selon Minnie ne produit aucun objet d’art, le récit de Niña est sans histoire véritable — d’où la déception qu’on éprouve quand, dans la dernière partie, l’auteure nous montre, avec talent, le roman romanesque qu’elle aurait pu en faire. Mais celui qu’elle fait, pour l’essentiel, est ici la seule véritable performance. Et cela, en tous les sens du mot : de même que les œuvres de son héroïne, il existe dans le temps (de l’écriture ou de la lecture), non dans l’espace, et réside tout entier dans sa pure effectuation. C’est le cas de tous les romans, bien sûr. Mais en réduisant le sien à se décrire lui-même dans ce qui n’est finalement qu’une longue métaphore, l’écrivaine néerlandaise rappelle cette vérité avec brio, élégance et panache. Ou toupet, pour ceux qui préfèrent.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

     

    « Tous, dans la rue, cueillaient son image. Au crépuscule, dans ce premier abandon de la nuit romaine, si lourd de rêves, à l’heure de rentrer chez soi… voici que fleurissaient vers elle, des encoignures et des trottoirs, particuliers ou collectifs, en hommage, des bouquets de regards : éclairs et flamboyantes œillades juvéniles, un chuchotis, parfois, qui l’effleurait, murmurante oraison du soir. Il arrivait aussi, en octobre, que de l’évanescente coloration des choses, de la tiédeur des murs, émanât quelque poursuivant impromptu, Hermès voltigeur aux courtes ailes de mystère, ou remonté, qui sait, vers les vivants et leur capitale, par d’étranges Érèbes nécropolitains. »

    C. E. Gadda, L’affreux Pastis de la rue des Merles

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  • http-_scrat.hellocoton.frQue va devenir le genre de la biographie ? Genre parfaitement respectable, qui commande un certain sérieux et donna lieu à maints pavés avec notes, apparat critique, longues hypothèses mesurées quant aux zones obscures de la vie du modèle… Sera-t-il définitivement détrôné par le « roman biographique », auquel son appellation même semble conférer une rassurante légèreté, comme si le fait de sous-titrer « roman » la vie d’un grand homme libérait le lecteur aussi bien que l’auteur de toutes les obligations un brin ennuyeuses ?... Il y a, dirait-on, quelque chose de magique dans cette opération qui nous projette dans une autre vie avec d’autant plus de facilité qu’elle se donne pour « une histoire vraie » et d’autant plus de plaisir que l’éclat de la notoriété lui laisse quelque chose des charmes de la fiction. Si leurs vies sont des romans, alors pourquoi nos vies à nous n’en seraient-elles pas ? Entre « ils sont comme tout le monde » et « nous sommes tous exceptionnels », le lecteur d’aujourd’hui a besoin, apparemment, de ce chaînon intermédiaire par lequel le roman biographique lui propose une existence hors norme qui aurait pu être la sienne.

     

    « Trois ex » pour la galerie

     

    La nature du projet se découvre avec une particulière netteté quand sa réalisation prend des airs d’épure en se concentrant sur ce qui est son objectif principal : la contemplation fascinée du génie. De ce point de vue-là, le « roman » de Régine Detambel est un cas d’école. Car ne nous laissons pas abuser par l’affligeante vulgarité du titre, c’est bien le grand homme qui est ici le vrai sujet, ses « trois ex » ne constituant que prétexte et tribut rendu à un féminisme bien-pensant. Certes, ce sont trois « noces » suivies aussitôt de trois divorces qui structurent le récit : avec l’actrice finlandaise Siri von Essen, la journaliste allemande Frida Uhl, la comédienne suédoise Harriet Bosse. Mais on les perd vite de vue en cours de route : entre empathie pour ces pauvres femmes et fascination pour l’homme qu’elles ont eu le malheur d’aimer en dépit de sa misogynie légendaire, l’auteure ne tarde pas à choisir, et c’est autour de lui, August (Strindberg), que tout s’ordonne.

     

    Tout sauf l’essentiel

     

    Qu’a-t-il donc de si spécial ? On n’en saura en fin de compte rien, puisqu’il n’est jamais vraiment question de ce qu’il écrit : il écrit, c’est tout, les doigts en permanence « fous d’une faim dévorante », la « main droite repliée en griffes courbes, dans la position où l’écrivain tient son porte-plume », et la réduction symptomatique de l’acte au geste ramène le génie du créateur à un simple signe. « Il a besoin d’être assis à sa table » ; « La pièce le réclame. Elle veut être protégée comme une blessure »… Régine Detambel protège avec soin ce mystère de l’écriture, faisant ainsi de la figure de l’écrivain une pure image. Et comme la main en griffe ça reste malgré tout un peu mince en guise d’accessoire, on y ajoutera tous les autres : alcool, pauvreté, manies, anarchisme, alchimie, bref tout, sauf l’essentiel.

     

    Mais ce n’est pas l’essentiel qui importe ici : ce qui importe, c’est de ressasser jusqu’à l’hypnose l’idée qu’August était un type suffisamment à part pour que ça vaille la peine de se prendre pour lui, tout en laissant cette singularité assez imprécise pour que chacun s’en sente capable. Que reste-t-il du « roman de vie », ainsi réduit à sa vérité la plus nue ? Un récit court (c’est sa vertu), vite lu, et qui ne fait de mal à personne.

     

    P. A.

     

    Illustration : L’écrivain, Albert Anker (1831-1910), 1875.

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