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Raymond Roussel – Marcel Duchamp, Enquête sur une gémellité, Philippe Lapierre (Les Impressions Nouvelles)
L’un (1877-1933), dandy richissime et excentrique connu du Tout-Paris de la Belle Époque et de l’entre-deux-guerres, fut aussi l’auteur de romans (Impressions d’Afrique, Locus solus) et de poèmes (La Vue, Nouvelles impressions d’Afrique…), tous publiés à compte d’auteur et dans l’indifférence générale. Ce qui n’empêchait pas notre homme de juger son génie supérieur à ceux de Dante et de Shakespeare. Adulé des seuls dadaïstes et surréalistes, il se suicide probablement, à Palerme, non sans avoir laissé derrière lui un ouvrage posthume, Comment j’ai écrit certains de mes livres (1935), lequel ne révèle que très partiellement les techniques complexes selon lesquelles lesdits livres ont été élaborés. Il fut redécouvert dans les années 1960 par Pauvert, qui l’édita, Robbe-Grillet et Foucault, qui lui consacrèrent des essais. La mise au jour, en 1989, des documents contenus dans la « malle Roussel » a encore accru l’intérêt dont il est aujourd’hui l’objet.
L’autre (1887-1968) renonce à l’art « rétinien » et à la France après que son Nu descendant un escalier a été refusé par le Salon des Indépendants en 1912. Dès lors il se partage entre Paris et New York, travaillant en secret à des œuvres inclassables dont il diffuse soigneusement certains fragments avant leur dévoilement complet : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1926) ; Étant donnés : 1) La Chute D’eau, 2) Le Gaz D’éclairage… (1969). En chemin, il invente le ready-made, l’art conceptuel et les installations. Couronné dès longtemps aux États-Unis, il est à présent considéré partout comme un artiste majeur du XXe siècle.
Parallèles superposés
L’un ignorait tout de l’existence de l’autre, qui l’aurait pourtant aperçu un jour dans un café où tous deux jouaient aux échecs, leur passion commune. Mais l’autre a dit de l’un : « Je pensais qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois influencé par un écrivain que par un autre peintre. Et Roussel me montra le chemin ». Il y a donc eu une influence de Roussel sur Duchamp. De là à parler de « gémellité »… Le livre de Philippe Lapierre repose pourtant sur l’hypothèse que la dette reconnue par le peintre à l’écrivain vaut constat d’une parenté essentielle entre l’un et l’autre. Hypothèse discutable, mais séduisante, et qui conduit l’auteur à une lecture parallèle des œuvres et des vies, lesquelles s’éclairent bel et bien réciproquement dans l’opération.
Des œuvres et des vies… Non parce qu’il y aurait chez Roussel ou chez Duchamp une volonté quelconque de faire de leur vie une œuvre, mais parce que le parallèle imaginé par Lapierre vient se superposer, de façon très rousselo-duchampienne, à un premier parallèle, celui dans chaque cas de l’art pratiqué et du mode d’existence de l’artiste.
Origine raturée
L’un comme l’autre sont marqués, il faut bien le dire, par une forme de folie. D’une singularité absolue, nos héros sont, comme dit l’essayiste, « deux ornithorynques intellectuels », et pas seulement parce qu’ils résistent « à toute taxinomie académique ». À l’existence ultra-ritualisée que sa fortune permet à Roussel répondent ses longs délires littéraires pleins de rails en mou de veau et de morts galvanisés, mais ultrarationnels et fondés sur des procédés langagiers annonciateurs de l’OULIPO. Duchamp, qui travaille dans une chambre secrète dissimulée derrière son lieu de vie apparent, qui aime à se travestir en son double féminin nommé Rrose Sélavy, produit des œuvres inclassables, ni peinture, ni sculpture, ni rien en fait de bien défini, aux titres drolatiques et provocateurs.
Et les domaines de l’art et de la vie sont également soumis à l’obsession du contrôle, de la mise en scène, cette volonté de contrôle, avec la mégalomanie caractérisée qui l’accompagne, allant paradoxalement de pair avec une antisubjectivité érigée en principe. En témoigne chez tous deux l’intégration, à l’opération créatrice, du hasard, lequel, note Lapierre, « permet au créateur de réduire son biais subjectif et évacuant la psychologie et les affects ». D’où également l’obsession des machines, et une pratique de l’art aussi machinique que possible. Au point, dans le cas explicite de Duchamp tout au moins, de vouloir « effacer l’idée même d’original », et de multiplier pour ce faire les doubles et les reproductions de ses productions. S'agissant de l’un comme de l’autre le désir est patent de raturer toute origine, et d’interroger ainsi les limites non seulement de l’art mais du sujet individuel.
Miroirs multiples
Ce programme, qui peut apparaître comme cérébral, les deux hommes l’appliquèrent avec un humour absurdement ravageur dont l’esprit se retrouve dans la conception même de l’ouvrage de Philippe Lapierre. Certes, le livre regorge d’anecdotes hautement loufoques, quoique jamais gratuites et toujours situées par rapport aux œuvres dont elles révèlent quelque chose. Mais c’est surtout la méthode elle-même qui prend dès le départ une teinte délicieusement surréaliste : l’auteur commence par repérer seize « convergences », ni plus ni moins, d’où il extrait seize traits de « personnalité » débouchant à leur tour sur une liste de seize « métiers » permettant chacun « d’en englober le champ » : « L’Architecte », « Le Croupier », « L’Illusionniste », « L’Oculiste », « Le Pornographe », « Le Taxidermiste », et ainsi de suite. Autant de titres pour les chapitres qui se succèdent ensuite et s’attachent chacun à démontrer la présence de telle ou telle manie ou obsession particulières dans l’existence et dans les créations des deux sujets envisagés.
Le livre devient ainsi lui-même un objet singulier, rappel des objets que décrit Roussel et de ceux que réalise Duchamp. Et les nombreux dessins de l’auteur qui l’illustrent ajoutent encore à cette impression. Schémas explicatifs, plans, portraits, copies de photos, tous exécutés avec la minutie et la froideur requises, ils permettent évidemment, comme le reconnaît avec malice Lapierre lui-même, d’éviter de devoir faire face, du moins dans un cas, aux « exigences des ayants droit de l’artiste » dont on aurait tout uniment reproduit les œuvres. Mais ces dessins imitant des photos ou d’autres dessins, dans un dédoublement dont le point de départ se perd, ajoutent aussi une complexité et un raffinement supplémentaires à ce qui apparaît décidément comme un espiègle et très sérieux jeu de miroirs.
P. A.
Illustrations de Philippe Lapierre pour son ouvrage Raymond Roussel-Marcel Duchamp, Enquête sur une gémellité
Tags : Philippe Lapierre, Raymond Roussel-Marcel Ducahmp, Enquête sur une gémellité, rentrée littéraire 2024, roman français, essai
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