• Quitter Madrid, Sarah Manigne (Mercure de France)

    livresque-sentinelle.blogspot.comParmi les plus récents avatars du roman, il en est un qui risque, hélas, d’avoir un certain avenir devant lui : c’est le roman de résilience ou, pour le dire net, le roman post-attentat. En l’occurrence, les attentats, ce sont ceux qui ont eu lieu dans des trains de banlieue, à Madrid, le 11 mars 2004. Alice était dans l’un des wagons d’un de ces trains. Cette jeune Française avait été appelée dans la capitale espagnole par son métier de conservatrice-restauratrice. Elle travaillait sur l’Allégorie de la charité, de Zurbaran, peintre dont elle était une spécialiste.

     

    Depuis des années, Alice erre ainsi à travers le monde, séjournant près de tel ou tel grand musée le temps nécessaire pour y restaurer un tableau du maître : « Loin, j’oubliais que ma vie ressemblait à une fuite. Elle avait la saveur d’une aventure ». À Madrid, quelque chose, manifestement, l’a rattrapée. Quoi ? Le roman commence, à l’instar de son héroïne, par tourner le dos à l’événement déclencheur, précisément mais rapidement évoqué, et par revenir en arrière, à la liaison que la jeune femme entretenait avec Angel, lequel avait lui-même fui en Espagne la violence de sa Colombie natale. Puis, on rattrape le présent. Alice, bien que sortie indemne de l’attentat, est sous le choc. Elle part à vau-l’eau, son histoire d’amour aussi.

     

    Que peut l’art ?

     

    Avant, elle fuyait, mais elle réparait : « Sous la couche de crasse, sous les blessures du temps, je croyais toujours pouvoir faire renaître la beauté d’origine (…). Je soignais quelque chose, et peu importe si c’était imperceptible ». L’art réparera-t-il à son tour Alice ? Sarah Manigne, dont le premier roman, L’Atelier (Mercure de France, 2018), parlait déjà de peinture, est trop fine pour répondre à une pareille question sans équivoque. Elle préfère ouvrir une réflexion subtile sur ce que peut ou ne peut pas l’œuvre d’art, et semer çà et là des indices ambigus : le jaune est la grande couleur de Zurbaran, c’est aussi celle qui dominait dans les tenues des policiers ou des pompiers se portant au secours des victimes, le jour fatal ; mais Alice, après l’attentat, ne peut plus lire de fictions (« Comment pouvait-on encore penser à inventer des tourments ? ») et ne supporte plus les martyres du peintre espagnol, « parées, presque fardées » — « L’apparence se devait de rester agréable, et les souffrances occultées ».

     

    Au-delà du traumatisme

     

    « Je m’étais protégée de la vie pendant toutes ces années, j’avais préféré le rêve, l’irréel », en vient-elle à penser. Sa passion pour Zurbaran, en effet, était surtout une passion pour les étoffes peintes par Zurbaran et dont se drapaient ses saintes, « riches et colorées », semblables à « des parures de bal, d’opéra ». De quoi la restauratrice voulait-elle se cacher en se réfugiant ainsi dans l’apparence ? Le roman répond en deux temps, lors d’une accélération et d’un rebondissement finaux où il déjoue décidément les pièges que son double sujet pouvait lui tendre. Il le fait en croisant avec adresse le motif du traumatisme et celui de la culpabilité, faisant du choc initial un événement révélateur de vérités enfouies, et assignant à la fameuse reconstruction un domaine plus vaste et plus complexe que celui du simple trauma.

     

    Tout cela dans une langue élégante et, quel plaisir de pouvoir, pour une fois, le dire, quasi impeccable. Sans pathos. Sur un ton toujours comme un peu détaché, à l’image d’une héroïne un brin décalée et ne rechignant pas à l’auto-ironie. Ce qui n’étonnera pas de la part de quelqu’un qui, on l’aura compris, se tient toujours un peu à part de ce qu’il est vraiment. Bel exemple d’écriture ne faisant qu’un avec son propos : comme chez Zurbaran, ce sont les plis et ondulations de la surface qui constituent ici la profondeur — dont ce petit livre violent et gracieux ne manque pas.

     

    P. A.

     

    Illustration : Francisco de Zurbarán, Sainte Ursule, 1635

     

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  • Commentaires

    3
    Fabienne
    Mercredi 11 Novembre 2020 à 12:13

    Magnifique critique, comme d'habitude... Qui donne envie de lire ce singulier roman, ce que je ferai, je suis tellement dégoûtée des styles relâchés, imprécis, mode : je ne vais plus me fier qu'à tes critiques, Pierre!

    2
    Dimanche 30 Août 2020 à 09:49

    Oui, d'ailleurs ce n'est pas tout à fait sans rapport avec votre propre livre, que je viens de terminer !

    1
    hélène veyssier
    Samedi 29 Août 2020 à 11:07

    les quelques phrases relevées sont magnifiques, et oui, cette recherche "sous la couche de crasse",  long et délicat travail,  (travail psychanalytique ?), je ne sais pas, en tout cas,  ce que vous en dîtes donne envie de lire . Merci!

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