• Quatuor d’automne, Barbara Pym, traduit de l’anglais par Martine Béquié et Anne-Marie Augustyniak (Belfond [vintage])

    www.parisladouce.com« Elle n’avait jamais rougi de lire des romans, mais si elle espérait au début en trouver un qui décrivît le genre de vie qu’elle menait, elle avait fini par se rendre compte que la situation d’une femme célibataire, sans attaches et vieillissante, n’offre pas le moindre intérêt pour les auteurs modernes ». Ainsi s’exprime Barbara Pym, parlant d’un de ses personnages, par la bouche de sa narratrice. Si cette contre-mise en abyme sonne comme l’annonce un brin provocatrice d’un pari à tenir, on peut aussi y entendre un peu d’amertume triomphante. À la différence des trois romans (1) déjà republiés par l’éditeur dans sa collection [vintage], celui-ci appartient en effet à la seconde période de l’œuvre, celle qui, après l’éclipse 1963-1977, marque le retour de l’écrivaine britannique sur la scène littéraire. Paru au début de cette seconde période, Quatuor d’automne est une sorte de renaissance, pour celle que ses thématiques, évoquées ironiquement dans le passage que je viens de citer, avaient fait reléguer un peu vite parmi les auteurs désuets.

     

    « La vie, qui s’en va comme ça… »

     

    Les héros sont toujours les mêmes, mais le temps a coulé. Edwin, veuf bigot, Norman, vieux garçon colérique, Letty, vieille fille sensible et timorée, Marcia, autre vieille fille, revêche et maniaque, travaillent dans le même bureau. Ils ont la soixantaine. Au cours du récit, deux d’entre eux prendront leur retraite, l’une mourra. Alentour, les signes de modernité se multiplient : jeunes prêtres adoptant « les jeans et les cheveux longs », « chemisiers vaporeux aux couleurs agressives » et « musique pop presque assourdissante » dans les magasins. Mais eux, contrairement aux personnages des romans précédents, n’attendent plus de bouleversement ni de rencontres régénératrices (« Quand elle était jeune, elle avait voulu aimer, avait senti qu’il le fallait, mais cela ne s’était pas produit »). Et il leur arrive, le soir, dans leur lit solitaire, de « méditer sur l’étrangeté de la vie, qui s’en va comme ça ».

     

    Que font-ils ? Rien ou pas grand-chose en dehors de leur gagne-pain. Edwin a bien la paroisse, et les nombreuses autres églises où il aime à se rendre ; Marcia passe beaucoup de temps à stocker bouteilles de lait et boîtes de conserve auxquelles elle ne touche jamais (« Il y avait tout un travail de classement et de tri à faire à ce sujet »). Mais leur seule véritable activité, c’est « le travail ». « Ou ce qui en tient lieu », précise l’un d’eux, car « un mystère plan[e] sur les activités de leur service », lequel doit d’ailleurs, après leur départ, disparaître. Bien qu’ils ne se voient jamais en dehors du bureau, les trois autres sont pour chacun la seule vraie relation, en tout cas la plus authentique, même s’ils l’ignorent, et si cette idée les fait rire (« une réaction nerveuse peut-être, mais pourquoi nerveuse ? ») : un rebondissement final et une chute inattendue confirmeront que quelque chose les liait bien tous les quatre. Pas d’humanisme rassurant, pourtant : ils n’avaient rien d’autre.

     

    « Ne pas s’attarder trop longtemps… »

     

    Ce roman peut sembler (encore) plus pessimiste que les livres faussement légers des débuts de l’auteure. Malgré l’humour, irrésistible et toujours là. Et pas seulement parce que le vieillissement et la mort sont au premier plan. Il y a bien toujours du sherry, d’innombrables tasses de café soluble ou de thé, et des pasteurs anglicans à marier (que les traductrices, par ailleurs remarquables, s’obstinent à appeler « curés »). Ces thèmes habituels semblent cependant des rappels mélancoliques, qui n’atténuent en rien la gravité du fond.

     

    On est aussi plus près que jamais de la folie. Elle est rarement bien loin, chez Barbara Pym, que sa fascination pour le quotidien extrême mène souvent aux limites de l’inquiétante étrangeté. Ici, avec Marcia, ses boîtes, ses bouteilles, son obsession morbide de l’hôpital et des médecins, on est bien près de les dépasser. Mais on s’arrête juste avant, comme on s’arrête au bord du tragique, de l’excès, de toutes les pensées sur lesquelles mieux vaut ne pas « s’attarder trop longtemps ». Et cette retenue, bien dans la manière d’une écrivaine qui a toujours su pratiquer une forme de politesse et d’élégance du désespoir, assombrit encore, d’une certaine façon, le propos, en réinscrivant dans le registre du dérisoire ce qui pourrait tendre au sublime.

     

    Et pourtant… Techniquement, Barbara Pym est au mieux de sa forme : adresse des passages d’un point de vue à l’autre, de la vision par-derrière à la vision avec ; construction subtilement dissimulée, faite d’annonces à peine perceptibles et de reprises discrètes… Un art du glissement, tout en souplesse. Une souplesse et une plasticité qui sont celles de la réalité même. Et qui autorisent une ouverture finale d’un optimisme inattendu : « Cela permettait au moins de se rendre compte que la vie renfermait encore d’infinies possibilités de changement ». Conclusion qu’il faut sans doute appliquer autant à l’existence de l’auteure elle-même qu’à sa pratique du roman.

     

    P. A.

     

    (1) Des femmes remarquables, 2017, voir ici ; Comme une gazelle apprivoisée, 2019, voir ici ; Les Ingratitudes de l’amour, 2021, voir ici

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    1
    Fabo
    Mercredi 2 Novembre 2022 à 21:57
    Bravo !
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :