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Prix littéraires, premier bilan
Les quatre prix littéraires les plus importants ont à présent été tous décernés. Ils sont allés, si j’ai bien compris, à deux ouvrages historiques, à une enquête journalistique mâtinée de biographie, et à un autre « roman » qui grouille de personnes réelles, de Melville à Isabelle Huppert, en passant par Michael Cimino. Je sais, je sais, je schématise. Loin de moi d’ailleurs l’idée de remettre en cause la qualité probable de ces livres — j’avais aimé et vanté ici même Tristesse de la terre, autre œuvre du nouveau Goncourt. Il n’en reste pas moins que le palmarès de cet automne illustre de façon éclatante une tendance du roman actuel qui semble décidément bien installée : le rejet de la fiction.
Rejet dont on pourrait se réjouir s’il amenait à autre chose, comme c’est le cas dans certains livres peu ou pas primés, dont La Rivière, d’Esther Kinsky, Un vertige, d’Hélène Gestern, ou, d’une autre manière, Fief, de David Lopez, constituent en cette même rentrée quelques exemples. Mais la haine de l’imaginaire qui s’exprime dans la production dominante s’accompagne d’une détestation tout aussi résolue de la réalité. On est dans un entre-deux, et incapable de renoncer tout à fait à l’un comme à l’autre. Drôle d’époque, qui ne supporte ni les fantasmes ni les faits.
C’est que, tant que la fiction restait bien distincte du réel, elle manquait sans doute d’efficacité. Coexistant avec l’Histoire, l’essai, la biographie et autres genres, le roman ne nous suffisait plus. À côté des existences rêvées qu’il nous offrait, nos vies à nous restaient nos vies. Cela n’était pas supportable. Mais l’existence d’une zone intermédiaire, qui s’appelle « roman » mais n’est plus tout à fait du roman ni autre chose, rend tout possible : tout ce que nous vivons s’en trouve auréolé des prestiges de la fiction ; plus rien de ce que nous lisons ne nous est foncièrement étranger. Nous voilà partout, quel bonheur.
Triomphe apparent de la littérature, censément mieux à même de dire l’Histoire que l’Histoire elle-même, meilleure sociologue que la sociologie, plus vraie que les biographies les plus humblement minutieuses, et ainsi de suite. En fait, ce triomphe est un abaissement : plus elle est considérée comme bonne à tout dire, moins elle apparaît comme seule capable de dire ce qui est son propos essentiel, et qui échappe à tout autre discours. Plus on l’affiche partout, moins on la trouve où que ce soit.
Qu’elle soit avant tout un certain usage de la langue, une manière détournée de parler dans ses plis, voilà des évidences qu’on est embarrassé de rappeler. Mais, il y a quelques jours, j’entendais un de nos lauréats s’exprimer à la radio : on l’avait invité à une émission historique ; il était question de la prise de pouvoir par les nazis… Ceux qui pensent qu’un écrivain est d’abord une voix ou, osons le gros mot, un style, repasseront.
P. A.
Tags : Prix littéraires, rentrée 2017, roman
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Commentaires
1FabienneJeudi 16 Novembre 2017 à 08:58Quelle critique éclairante! C’est tellement juste, il semble désormais incongru de se déclarer emerveillé(e) par un style, une voix, comme tu dis. Ça fait même un peu snob, cuistre, voire ramenard(e). On se la pèterait pas un peu? Si j’osais, je dirais que ça fait bourgeois, élitiste, de droite. Bref, c’est moralement quasi condamnable - en tout cas, ça jette un froid. Merci, merci d’analyser ainsi les choses avec tant de justesse !
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Oui, la morale envahit de plus en plus la littérature, comme tout le reste... sauf les actions.