-
Nouvelles triestines, Giorgio Pressburger, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli (Actes Sud)
« À Trieste, beaucoup de gens écrivent », remarque le narrateur d’une de ces Nouvelles triestines. Et l’on pense aussitôt à Joyce, à Italo Svevo, à Umberto Saba… On pourrait penser à Giorgio Pressburger lui-même, arrivé là de sa Hongrie natale en 1956, et qui, jusqu’à sa mort, en 2017, y écrivit, en italien, les récits et les pièces de théâtre dont il est l’auteur. Mais ce sont aussi les héros des sept nouvelles rassemblées ici qui, tous, peu ou prou, se voudraient les auteurs de leur propre histoire plutôt que de la subir en simples personnages. Et le lecteur lui-même se trouve appelé parmi eux chaque fois que l’auteur, le vrai, l’invite à prendre sa part de la narration : « Si vous étiez auteur, comme vous l’êtes, car le lecteur l’est au même titre que l’écrivain, quelle suite donneriez-vous à cette histoire ?... »
« Jetés dans l’existence… »
Il arrive cependant aussi que le narrateur déclare ne pas pouvoir « laisser au lecteur (si tant est qu’il y en ait un) la liberté de choisir la suite de [telle] histoire ». L’histoire, parfois, se passe, hasard ou destin, de l’avis de ceux qui sont « jetés dans l’existence », et cette référence, explicite, à Heidegger rappellerait aux distraits que la métaphysique n’est jamais bien loin, dans ces récits parfois obscurs et toujours désinvoltes. L’humour s’y mêle, dans une tradition bien mitteleuropa, et Frau Musika, vieille professeure de piano, a d’ « interminables disputes » avec Dieu lorsque, « enfermée dans le cabinet », elle doit « satisfaire ses besoins corporels ».
Comment ne pas avoir, plus qu’ailleurs, le sentiment d’être le jouet de forces anonymes, dans une ville au croisement de plusieurs frontières, de plusieurs langues, et qui a éprouvé (Pressburger était bien placé pour le savoir) toutes les convulsions de l’Histoire (1) ? C’est ici le portrait d’une telle ville, en neuf fragments, puisque le dernier des sept récits traduits, remarquablement, comme toujours, par Marguerite Pozzoli, est « une nouvelle en trois parties ». On y trouve des quartiers perdus et des personnages obscurs : un ingénieur célibataire et maniaque, dont le neveu s’est suicidé, lègue tout son avoir à sa femme de ménage slovaque ; une vieille pianiste, qui fait vivre toute sa famille grâce à ses leçons, est dérangée par ses voisins ; un pépiniériste vit sous la coupe de sa mère, couche avec une domestique de soixante-treize ans et rêve d’une jeune fille figurant dans un vieux tableau vu à Vienne ; des créatures mystérieuses hantent la ville, dont elles sont l’incarnation (« La chanteuse apparaissait comme l’emblème de Trieste. Elle revêtait toutes les significations que les habitants attribuaient à leur ville et à leur propre famille »).
Le tableau et ses personnages
Pourtant, l’auteur en personne nous avertit en Avant-propos : « Les histoires qui composent ce recueil sont nées des récits de certaines connaissances, de ragots de café et de chroniques citadines (…). En tant que telles, elles pourraient être vraies ». Mais il avoue aussitôt les avoir « remaniées » en les adaptant « à ce qu’[il] croit être la vérité. Qui n’a pas grand-chose, ou rien à voir, avec les faits réels ». Si bien que le lecteur se surprend souvent, écrivain à l’envers, à défaire le récit et à imaginer le noyau de réalité qui a pu lui donner naissance… Qu’y a ajouté l’écrivain principal ? Une certaine forme de fantastique, d’abord, qui peut faire penser à Kafka, mais revêt aussi quelquefois un aspect plus baroque, la vie et sa figuration échangeant sans cesse leurs places — et ce sont des personnages de tableaux, telle la Dulle Griet de Breughel, qui sortent du cadre ou y rentrent. Ensuite, Pressburger orchestre son recueil en y installant des thèmes récurrents : vieillesse et jeunesse, on l’a vu, et, au-delà, passé et avenir, dans des nouvelles où se rencontrent, presque à chaque fois, des pères ou des mères d’un côté, des fils (presque exclusivement) de l’autre.
Et puis, bien sûr, il y a les références littéraires, celle à Svevo étant sans doute la plus visible. On songe plus d’une fois à l’auteur du Bon Vieux et la Belle Enfant, et l’ingénieur qui « à chaque bouchée (…) se demand[e] de quel côté mâcher » n’est pas sans rappeler un certain Zeno.
De page en page, le réel supposé originaire s’estompe, y compris celui de la cité adriatique. Et c’est peu à peu une ville fantastique, de toile et de papier, plus vraie que l’autre, qui la remplace… À son père qui lui montre Trieste depuis le Belvédère de l’Obélisque, un des nombreux fils du recueil déclare : « Je n’y crois pas (…). C’est toi qui l’as inventée ».
P. A.
(1) À ce sujet, voir, par exemple, le beau livre de Patrick Boman, Trieste en sa lumière.
Illustration : Breughel l’Ancien, Dulle Griet (Margot la folle), 1562
Tags : Giorgio Pressburger, Nouvelles triestines, Trieste, roman italien, nouvelles
-
Commentaires