• https-_criminocorpus.revues.orgLe sujet a de quoi séduire les personnes nées assez tôt. Seraient-elles, comme moi, de ces anciens trotskistes que la tentation du travail en usine, Dieu merci, n’effleura jamais : l’établissement est resté une spécialité des « maos », dont certains, avant 68 et après, allèrent s’embaucher comme O. S. afin d’orienter les masses, spontanément révolutionnaires, vers le marxisme-léninisme. Sur ce thème, nous avons déjà le beau récit de Robert Linhart, L’Établi (Minuit, 1978-81, réédité en 2006).

     

    Le livre de Chloé Thomas vient bien après. C’est, à tous les points de vue, un livre de l’après. D’abord, parce qu’elle a trente ans. Ensuite parce que ses héros, Bernard et Marie, se sont établis vers la fin du mouvement, en 1976. Ils ont eu un fils nommé Pierre, élevé entièrement par son père, Marie s’étant, sans qu’on sache exactement pourquoi, éloignée très tôt. Adulte, ce fils rencontre une certaine Jeanne, et c’est elle plutôt que lui qui sera curieuse de connaître l’histoire de ses beaux-parents, qu’elle ira chacun questionner. Leurs propos forment l’essentiel de la première partie (Eux), les états d’âme de leur fils et surtout de la compagne de celui-ci seront surtout la matière de la seconde (Nous).

     

    Haro sur le roman

     

    Mais s’il s’inscrit dans un après, c’est en ce sens aussi que le premier roman de Chloé Thomas est un ouvrage revenu de tout. Et, d’abord, des genres. Ce ne sera ni un témoignage, ni une enquête, ni, oh surtout pas, un roman — malgré ce que dit la couverture. Il faut accorder cela à l’auteure, elle refuse le genre romanesque avec une remarquable opiniâtreté. Le début au conditionnel (« On commencerait, en premier tableau, par l’usine ») annonce clairement la couleur. Et, à chaque fois que le texte approche, même de loin, le genre honni, la narratrice est prise, on le sent, de panique. Voyez-la par exemple stigmatiser les images mêmes qu’elle vient à l’instant de convoquer : « Qu’est-ce qu’on peut bien ajouter à cela, sinon qu’évidemment elle fumait une cigarette, le vent dans les cheveux (…), et que son regard est mélancolique (…). C’est joli, avec cette odeur de sel, cet air iodé, c’est comme ça qu’on dit : le ballet incessant des grues dans l’air iodé. Et pourquoi pas un coucher de soleil ».

     

    Je serais mal venu de reprocher à quiconque de prendre des distances avec quelque genre que ce soit. Cependant, à force d’entendre Chloé Thomas répéter qu’elle ne fait pas un roman, sans que son livre par ailleurs parvienne vraiment à être autre chose, on se lasse un peu. Pourquoi une telle obstination, en vient-on à se dire. On avait pourtant été tenté, dans un premier temps, de croire au caractère radical de cette quête d’une vérité qui échappe à tous les lieux communs. Quête, autrement dit, d’un langage qui permette, en communiquant cette vérité aux autres, d’en faire le lieu commun d’un partage possible. Que pareil Graal soit hors d’atteinte, la vérité ne pouvant être approchée que tendanciellement, aurait ajouté encore au panache de l’entreprise. Mais plutôt que de frôler l’essentiel en le ratant (définition éventuelle de la littérature), Chloé Thomas n’en finit pas de mettre en scène avec délectation son inévitable échec à s’en saisir. Et ce sont des avalanches de guillemets et de parenthèses où, dans un incessant pas de côté, elle souligne ironiquement ses propres procédés (« Alors, avec la grâce inespérée du personnage secondaire, silencieuse et fonctionnelle, la compagne de Bernard, si insignifiante, en dehors des quelques mots qu’on lui laissera, […] lit sa réplique ») ou épingle les clichés dont elle ne peut s’empêcher complètement de faire usage (« Au reste elle ne resta guère, elle s’éternisa à peine, "s'éternisa à peine" »).

     

    Miroir, mon beau miroir…

     

    Elle se regarde écrire, Chloé, en son miroir, avec une répulsion qui confine à l’extase. Nous autres, peu concernés, on attend poliment qu’elle ait fini. Parfois en proie à un léger malaise… À force de se méfier de tout, on glisse facilement dans une condescendance généralisée que l’apparente autodépréciation autorise et cautionne.

     

    Mais c’est qu’elle a peur, notre primo-romancière ! On sent, chez cette jeune femme qui a certainement fait de brillantes études, une vraie terreur à l’idée de pouvoir passer, même un tout petit peu, pour naïve. On ne la lui fait pas, à elle. Seulement est-on écrivain sans s’exposer, au moins légèrement, à ce qu’on vous la fasse ? Y a-t-il littérature sans un minimum de naïveté, et ne faut-il pas une dose de naïveté proportionnelle à l’amplitude de son génie pour intituler une œuvre, par exemple, À la recherche du temps perdu ?

     

    On n’aura pas de doute, en refermant Nos lieux communs : l’auteure a, pour user d’un de ces stéréotypes qu’elle abhorre, « oublié d’être bête ». Si le but recherché était de nous le démontrer, il est atteint, la réussite est totale de ce point de vue-là. Mais c’est le seul, hélas.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

    On ne saurait parler de tout. D’ailleurs, tout vaut-il qu’on en parle. Dans la vie mouvementée du blogueur solitaire, il y a plusieurs sortes de livres : ceux qu’on choisit et ceux qui vous sont envoyés, ceux qu’on lit, ceux que l’on parcourt, ceux où l’on préfère ne pas s’aventurer ; ceux auxquels on a envie de consacrer un article, serait-ce pour en dire du mal ; et ceux sur lesquels on passera plus vite même si on n’aurait au fond que du bien à en dire. Quelques exemples avant une courte pause, en cette copieuse rentrée…

     

     

     

    https-_pomdepin.files.wordpress.comHighland Fling, Nancy Mitford, traduit de l’anglais par Charlotte Motley

    (10-18)

     

    Paru en 1931, c’est le premier roman dû à l’auteure de L’Amour dans un climat froid. Des jeunes gens bohèmes et des aristocrates pétris de traditions se retrouvent, le temps d’une longue partie de chasse, à vivre côte à côte dans un grand domaine écossais. Dépourvu de toute profondeur et, en partie pour cette raison, drôle, léger, plein de charme. La typique lecture de plaisir.

     

     

    M pour Mabel, Helen Macdonald, traduit de l’anglais par Marie-Anne dehttp-_richard.ferriere.free.fr Béru (Fleuve éditions)

     

    L’éditeur a fait grand battage autour de ce pavé, lequel nous conte l’histoire d’une dame qui ne parvient à surmonter le grand chagrin causé par la mort de son père qu’en élevant un autour. Ça ne donne pas très envie… Mais puisqu’on nous assure que c’est « philosophique, épique, initiatique, symphonique », lançons-nous quand même. Comme on se lance dans les eaux peu hospitalières des mers britanniques, s’entend : autrement dit, pour en ressortir aussitôt. Quelques pages après un début écrit dans le style d’un roman pour adolescents, la première longue dissertation, au présent dit de généralité, sur la différence entre autours et éperviers a eu raison de moi. Peut-être ai-je eu tort de ne pas persévérer. Madame Macdonald, paraît-il, est écrivaine, poète, illustratrice et historienne. C’est beaucoup.

     

     

    http-_www.quizz.biz_uploads_quizz_308894_2_u77hyVoici venir les rêveurs, Imbolo Mbue, traduit de l’anglais par Sarah Tardy (Belfond)

     

    Plutôt une bonne surprise, en revanche, que ce roman d’une jeune écrivaine camerounaise de langue anglaise, immigrée aux Etats-Unis, pour lequel plusieurs éditeurs américains ont renchéri et qui paraît simultanément outre-Atlantique et en France. On y conte l’histoire de Jende et de sa femme Neni, partis eux aussi du Cameroun, dans l’espoir de s’installer définitivement à New York. Il devient le chauffeur d’un ponte de Wall Street. Elle va être employée par la femme du même et s’occuper de ses enfants. Des rapports privilégiés semblent se nouer entre ces riches Blancs et ces Noirs pauvres, mais sont-ils si privilégiés que ça, et survivront-ils à la faillite de Lehman Brothers et à la crise qui s’ensuit ? La réponse, pour une fois, n’est pas si simple… Entre les cultures, les appartenances ethniques et, surtout, les classes, le roman trace un cheminement très sûr et assez original. Et la langue, qui mêle l’anglais, le pidgin, les tournures caractéristiques, n’est pas loin de tenir le rôle principal dans cette affaire.

     

    Évidemment, on aura intérêt, comme souvent, à sauter environ un paragraphe sur deux, ce qui sera possible sans grandes difficultés, tout étant répété et prodigieusement distendu afin d’arriver aux quatre cents pages réglementaires…

     

     

    Tanguer, Catherine Malard (Éditions du Petit Pavé)https-_i.ytimg.com

     

    Il ne faut pas négliger les « petits » éditeurs, même quand ils sont, circonstance aggravante, « de province »… Au Petit Pavé, maison angevine, Catherine Malard publie un court roman qui ne déshonorerait pas des couvertures plus flatteuses. Non que cette histoire de couple battant de l’aile (le mari adore les oiseaux) soit d’une bouleversante originalité. L’éditeur aurait aussi intérêt à s’offrir les services d’un correcteur qui rectifierait peut-être les errances d’une langue parfois incertaine. Mais la construction, en mosaïque de points de vue flirtant avec le monologue intérieur, la concentration sur le récit d’un repas du dimanche et la surprise finale ne manquent pas d’astuce. Et puis il y a bien une écriture, sans mièvrerie, drue, parfois drôle. Beaucoup ne peuvent pas en dire autant.

     

     

    https-_lorenztradfin.files.wordpress.comJournal particulier 1936, Paul Léautaud (Mercure de France)

     

    Après Gourmont, qui fut l’un des fondateurs du Mercure, Léautaud, qui en fut l’âme pendant quarante-cinq ans et y fit éditer, entre autres, Apollinaire… La maison a déjà sur son catalogue les quatre tomes du fameux Journal littéraire et les deux premiers volumes (1933, 1935) de ce Journal particulier dans lequel l’auteur du Petit Ami narre en parallèle ses amours avec sa maîtresse de l’époque, Marie Dormoy. Femme de lettres, femme libre (elle conduisait elle-même, dans les années 1930, son automobile dans les rues de Paris), celle-ci convaincra Léautaud de déposer le manuscrit du Journal littéraire à la Bibliothèque Jacques Doucet, où elle était directrice du fonds.

     

    Même si les noms célèbres font partie du quotidien chez ces gens-là, ce n’est pas ici le Léautaud « littéraire » mais celui que sa misogynie (laquelle allait de pair avec des opinions franchement réactionnaires et antisémites) n’empêche pas d’être très amoureux de cette créature qui pourtant « n’a de bien que les seins ». La passion charnelle qui s’exprimait crûment dans les deux tomes précédents est un peu passée, malgré d’ « agréables séances » et autres « moments de plaisir parfait ». Dans l’ensemble, c’est plutôt le temps des orages. La jalousie obsessionnelle de Léautaud s’exprime avec une fascinante minutie dans ces pages d’une entière liberté de ton. L’angoisse de l’âge est là aussi : il a soixante-quatre ans. Elle, cinquante. Mais : « elle n’est pas si éteinte qu’elle le dit. Hier, elle a pris son plaisir deux fois de suite, la seconde plus vive que la première, comme je l’ai noté, et aussitôt à genoux sur le lit (…) et là encore, grands soupirs de satisfaction. Des "Je vais jouir" répétés. Donc… tous les soupçons restent possibles ».

     

    P. A.

     

    Illustration pour Journal particulier 1936, Étude de fesses, par Vallotton

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  • http-_img.over-blog-kiwi.comLe livre d’Éric Faye commence un peu comme une aventure de Tintin. Cet auteur raffiné, discret et plein d’humour ne renierait sûrement pas une telle parenté… Expéditions nocturnes dans de mystérieuses villas, gens kidnappés et jetés dans des sacs en toile de jute, trimballés en cargo vers des destinations inconnues, traversant en train, sous bonne garde, des pays « aux quais de gare déserts » : on se croirait chez les Bordures, ces voisins des Syldaves qui vivent sous la botte du redoutable Plekszy-Gladz.

     

    Sauf que nous n’avons pas affaire ici à une dictature de bande dessinée ni d’opérette. D’une résidence en 2012 à la villa Kujoyama, à Kyôto, Éric Faye a rapporté non seulement un « journal japonais » (Malgré Fukushima, José Corti, 2014) mais aussi la matière du présent roman, consacré aux étrangers, essentiellement japonais, enlevés et retenus pendant les années 1970 et 1980 en Corée du Nord, où ils furent utilisés comme formateurs d’espions, acteurs dans des films d’espionnage ou monnaie d’échange potentielle.

     

    Le choix d’un tel sujet n’étonnera pas, de la part de cet écrivain (aussi) voyageur, dont l’intérêt pour les pays de l’ancien « bloc communiste » est notoire, ainsi qu’en témoigne le beau récit d’un périple dans l’ancienne URSS (Éric Faye et Christian Garcin, En descendant les fleuves, Stock, 2011). Faye est aussi l’auteur de romans empreints d’une forme très particulière et envoûtante de fantastique. Interrogé, sur ce blog, à propos de ces deux sources d’inspiration, il parlait d’alternance. Mais les deux registres fusionnent chez lui bien souvent, et peut-être ici, malgré les apparences, plus que jamais.

     

    « Les histoires comme celle-ci sont pareilles au Nil »

     

    Le drame humain que constitue l’exil de dizaines, voire de centaines de personnes, puis leur retour problématique, des années après, parmi des proches qui les croyaient morts n’est en rien minimisé : l’auteur le restitue avec subtilité et retenue, pastichant quelquefois discrètement au passage les manières de dire d’un Orient qui lui est cher (« Elle sourit et laisse couler quelques larmes en même temps, comme une ondée percée par le soleil engendre un arc-en-ciel »). Mais c’est aussi une formidable histoire que raconte Éric Faye et dont il entrecroise savamment les fils, en un maillage pareil à celui des câbles qui, « dans le paysage urbain japonais des années quatre-vingt-dix (…) tissent une manière de premier ciel au-dessus des rues, avant le vélum uniformément blanc des nuages ». Il l’annonce en effet dès la première page, « les histoires comme celle-ci sont pareilles au Nil, elles n’ont pas un commencement. Elles en ont une myriade ». Aussi entrent-elles inévitablement en résonance avec d’autres histoires: « J’ai enfin trouvé mon Vendredi », constate le caporal américain Selkirk, heureusement marié dans son pays d’emprunt après des années misérables ; et un des derniers chapitres du roman s’intitule Retour à Ithaque. Progressivement, sans fracas, le récit d’Éric Faye rejoint le domaine des mythes, pour revisiter, mine de rien, ce qui constitue peut-être le Mythe par excellence…

     

    Au pays des fantômes

     

    Revoyant, après des années, sur l’écran d’un magnétoscope, son fils en train de jouer les espions américains dans une production nord-coréenne, la mère du caporal a du mal à le reconnaître : « Ce teint cireux, ces mouvements d’automate qui n’évoquaient guère la vie mais, plutôt, son imitation »… Ou la survie dans un singulier au-delà ? La mère d’une autre kidnappée est surnommée au Japon « la pasionaria des fantômes ». Passer le 38e parallèle, c’est bien être conduit « sur l’autre berge du fleuve des morts ».

     

    Ce n’est donc pas pour le seul plaisir du récit ni pour l’intérêt du témoignage, si poignant soit-il, que l’auteur d’Éclipses japonaises a bâti cet étrange roman. Les morts y vont et viennent, ressurgissant d’un envers du monde où on « se vid[e] de sa langue maternelle comme de son enfance », en une « transfusion » qui laisse le sujet « tari ». Ce sont les mythologies d’aujourd’hui qu’Éric Faye nous conte, les extrayant de la géo-politique la plus actuelle. Et il mène ses héros presque anonymes à des expériences que l’élégance lisse de son écriture rend encore plus extrêmes.

     

    P. A.

     

    Illustration : L'Île des morts, par Arnold Böcklin

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  • https-_patertaciturnus.files.wordpress.comÀ tout seigneur, tout honneur… À force d’exhumer les trésors de son fonds, le Mercure de France devait tôt ou tard en venir à celui qui fut un des fondateurs de la revue d’où cette maison d’édition est née, comme la collection blanche est issue de la Nouvelle Revue française. On était en 1889. Un an après paraissait Sixtine, réédité en 1910 par le Mercure, justement.

     

    Remy de Gourmont avait trente-deux ans. Quelques années plus tôt, il avait eu le choc de sa vie en découvrant le symbolisme, auquel il devait adhérer au point d’en devenir une figure dominante avant de s’en écarter. À moins qu’il n’ait mené les deux opérations de front. Car il y a bien des contradictions savamment cultivées chez cet anarchiste antidémocrate, auteur d’une œuvre surabondante (théâtre, poésie, romans, contes, articles, ouvrages de vulgarisation pour la jeunesse…), qui devint un personnage essentiel du paysage littéraire entre fin de siècle et Belle Époque.

     

    « Je ne sais pas vivre »

     

    La fin du siècle, on y est bien et, dès la première phrase, le ton est donné : « Sous les sombres sapins sexagénaires dont les branches s’alourdissaient vers les pelouses jaunies, côte à côte, ils allaient ». Tous les tics de « l’écriture artiste » se retrouvent dans ce gros roman, adjectifs perpétuellement antéposés, néologismes — souvenir « amertumé », « aure glacée du spleen ». Tous les traits du héros fin de siècle, aussi, chez cet Entragues, cousin des Des Esseintes et autres Durtal nés de la plume d’un Huysmans à l’influence revendiquée. Notre homme, assez fortuné pour pouvoir se dispenser d’exiger le succès, écrit. Le reste du temps il flâne chez les bouquinistes ou parle littérature avec des amis peu nombreux. En bon disciple de Schopenhauer, il sait bien que le monde n’est que la représentation qu’on en a. D’où le primat affirmé de « la vie cérébrale » : « Loin d’être le but de [la] vie, la sensation en est l’accident » ; « L’on ne peut rien connaître en dehors de soi » ; « Vouloir ? Vouloir quoi ? »… Conclusion du héros : « Cela est hors de doute, je ne sais pas vivre ». Mais il ne paraît pas s’en plaindre.

     

    Jusqu’au jour où… Certes, « aimer, à quoi bon ? ». D’ailleurs, chez Entragues, « après les tumultuaires divagations de l’amoureux, le romancier venait, artiste ou fossoyeur, qui les recueillait, les attifait de la verbalité, comme d’un linceul aux plis chatoyants »… Mais, quand même : pour commencer, les « tumultuaires divagations » se font sentir. Et Entragues de déplorer « le commandement de la chair, [qui l’] accroupit à des adorations sexuelles ».

     

    « Cela vous fera un roman sans conclusion, à la moderne »

     

    « Du moment que la conclusion physique s’évoque, immédiat but, n’est-il pas bien indifférent que ce soit telle ou telle fornicatrice qui prête ses indispensables organes ? » On peut toujours dire ça. N’empêche que notre idéaliste, fort amoureux de la belle et mystérieuse Sixtine, peine à se convaincre par des discours dont lui-même, en artiste du dédoublement, sait l’inanité. Et toute « l’intrigue » de ce « roman » à la paradoxale saveur (c’est contagieux) est là : Sixtine veut-elle ? ne veut-elle pas ? Entragues est-il bien certain de vouloir ? D’atermoiements en occasions manquées, on s’achemine vers une fin « sans conclusion », mais non sans chute, la belle ayant choisi de fuir à Nice avec un Russe plus résolu, nommé Moscowitch (« La fleur appartient à qui la cueille », commentera-t-elle).

     

    Pas d’intrigue, donc. Et est-ce un roman ? Entre les tête-à-tête avec Sixtine s’intercalent des chapitres qui tiennent de l’essai (réflexions philosophiques ou conversations littéraires), des poèmes, des contes, et l’histoire des Adorants, où Entragues transpose dans une Naples de songe son (absence d’) aventure avec l’insaisissable créature. Constante mise en abyme qui n’est qu’une des multiples formes que prend l’ironie de Remy de Gourmont. Car, dans ce livre (aussi) autobiographique, il se moque, on l’aura compris, de lui-même, d’un idéalisme que simultanément il revendique, du prétendu détachement et de l’impossible impassibilité d’un héros qui lui ressemble (les lettres à sa muse, Berthe de Courrière, ont été publiées sous le titre de Lettres à Sixtine).

     

    Ainsi, Vincent Gogibu peut bien dire, dans sa préface, de ce « roman manifeste du symbolisme » qu’il « en est aussi le roman critique ». Mais pouvait-il en aller autrement ? Un « roman symboliste » est-il possible, et le mouvement n’était-il pas appelé à trouver, de Baudelaire à Mallarmé et jusqu’à Henri de Régnier, son mode naturel d’expression dans la poésie ? Si bien que procéder à une critique du symbolisme par le roman ne pouvait conduire qu’à mettre le roman lui-même, comme il advient ici, en crise. Proust peut venir.

     

    P. A.

     

    Illustration : Tentation de Saint Hilarion, par Dominique Papety

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  • http-_i2.cdn.turner.comPourquoi des faits divers ? Vieille histoire : Stendhal, Flaubert, Maupassant… dès les origines de la modernité, la complicité entre faits divers et roman était patente. Depuis, elle n’a jamais cessé. Mais, aujourd’hui, elle tourne à l’amour fusionnel. L’attribution du quatrième prix littéraire du Monde à Ivan Jablonka pour Laëtitia ou la fin des hommes (Seuil) est encore venue récemment confirmer la passion des critiques et des lecteurs pour la chose qui s’est vraiment passée.

     

    Il y a un côté vaguement obscène dans ce besoin obsessionnel du vrai, probablement symptomatique d’une époque de moins en moins capable de se détacher du réel le plus immédiat pour y revenir plus lucidement par la médiation de l’imaginaire. D’autant que le fait divers n’est pas seulement révélateur des climats et des craintes dont il est le contemporain ; la plupart du temps, il offre aussi, dans sa brutalité perverse, une image possible du mal.

     

    « Ma première confrontation au mal », dit justement Simon Liberati à propos du meurtre, en août 1969, de Sharon Tate et de plusieurs de ses amis par quelques membres de la « famille Manson », qui constitue le sujet de California Girls. L’auteur de Jane Mansfield 1967 (Grasset, 2011) y raconte un peu moins de quarante-huit heures dans la vie chaotique des membres de la secte ; pendant cette journée et demie ils assassinent la jeune épouse de Roman Polanski, enceinte, trois autres personnes présentes dans sa villa, puis, le lendemain et ailleurs à Los Angeles, un autre couple, pris au hasard.

     

    Banalité du mal ?

     

    Le choix d’un pareil sujet est certes, pour une part, caractéristique de la fascination dont nous parlions plus haut. Il y échappe pourtant dans la mesure où l’auteur respecte strictement le programme annoncé par le nom de la collection où l’ouvrage paraît et que Jérôme Béglé dirige chez Grasset : « Ceci n’est pas un fait divers ». Si le livre de Simon Liberati a en effet quelque chose à nous dire, c’est parce qu’il mobilise, pour raconter son histoire vraie, les moyens les plus efficaces du roman.

     

    À commencer par les silences. On est loin ici de l’enquête, qui voudrait restituer avec un soin maniaque les moindres détails d’une affaire. Ainsi, de l’arrestation et du procès des criminels, on ne saura rien ou il faudra se contenter de quelques prolepses très allusives. La justice n’est pas le propos. Il faudrait également parler de la construction virtuose, qui, tout en feignant d’obéir aux hasards de la chronologie, dessine le cercle rigoureux des pièges parfaits. Mais le roman, on le sait depuis La Chartreuse de Parme au moins, c’est d’abord le gros plan. Le narrateur de Liberati travaille au plus près de ses personnages et entre tranquillement dans les replis de leur conscience délirante ou épouvantée. Le mal est-il banal ou pas ? Vaste question. En tout cas, vu de près, il l’est toujours. Voici des filles paumées et un gourou minable, ancien taulard et musicien raté de 1,54 mètre dont les théories fumeuses « ne paraissaient à l’époque ni pires ni plus bizarres que celles de beaucoup de chapelles locales ». Comment est-il parvenu à rassembler autour de lui, dans un ranch déglingué, des adeptes, surtout féminines, prêtes à tout pour lui complaire ? Si « la puissance de leurs hormones, la capacité d’amour et d’abnégation des jeunes filles d’alors (…) confluaient autour de cet homme divin », c’est qu’ « elles avaient trouvé en Charlie [Manson] l’époux idéal, celui que cherchent les religieuses mystiques et les jeunes héros de toute les guerres depuis l’Antiquité ». La drogue, évidemment, explique bien des choses. Sous son influence permanente, « un moteur, un meurtre au couteau, la manille d’un puits de pétrole », tout semble « égal, aussi insignifiant, aussi vide de sens et d’émotion qu’un tableau abstrait (…) ou un tas d’ordures jetées au hasard ».

     

    « Autant rester flamboyante »…

     

    Les détails les plus horribles (dont aucun ne nous est épargné) prennent tous ce caractère de banalité, en conservant entière, et c’est là un tour de force, leur horreur. Charlie, Sadie, Katie, Linda nous deviennent proches sans éveiller pourtant la moindre sympathie : humains, ils restent détestables — et sont d’autant plus dérangeants. Mais le livre de Simon Liberati est une œuvre authentiquement littéraire en cela encore qu’elle nous épargne, Dieu merci, les bons sentiments. En guise d’indignation vertueuse, un faux cynisme : « Elle n’avait pas envie de trucider un vieux schnoque en pyjama rayé ou une toupie en pantalon corsaire aux dessous armaturés (…). Quitte à finir à la chambre à gaz de San Quentin, autant rester flamboyante »…

     

    Cet humour grinçant et, pour le moins, noir, n’a pas tant pour effet de créer une distance salutaire. Il accroît plutôt l’impression d’absurdité généralisée que les discrètes esquisses d’explications politiques ne font qu’accentuer encore. C’est l’envers délirant d’une période fleurie que le récit explore, sans en minimiser les charmes : « Qui n’a pas connu cette époque ne peut savoir jusqu’où pouvaient aller l’hospitalité et la gentillesse des gens naïfs que l’utopie du Summer of love avait convertis », rappelle le narrateur. Mais, ajoute-t-il, dans « l’air délicieux, parfumé par le plantes aromatiques » de la Californie de l’été 69, il y a « quelque chose de corrompu ». Fidèle à sa vocation, le fait divers livre donc bien ici une certaine vérité du moment historique où il advient. Mais, au-delà, l’atmosphère de violence et de folie qui imprègne le livre est peut-être celle de tous les temps hors de leurs gonds, et de toutes les vies emportées au-delà de leurs limites.

     

    P. A.

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