• be.france.fr/sitesIl fallait bien que je finisse par le lire. Le tapage autour d’En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014), l’unanimité suspecte et l’excès des éloges (un Faulkner français, rien de moins), la polémique agaçante lors des Rendez-vous de l’histoire à Blois (« C’est nous les rebelles »), tout cela me rebutait. Mais, même quand ils s’efforcent de rester aussi à l’abri que possible de la mode, les blogueurs ont de ces devoirs… Voilà en gros dans quel esprit j’abordais Histoire de la violence.

     

    Malaise

     

    L’intrigue a été résumée ad nauseam dans toute la presse, rappelons-la quand même, pour ceux qui y auraient échappé. C’est le soir de Noël, Édouard rentre chez lui, « pas saoul » quoique ayant « peut-être bu une bouteille de vin ou deux », premier détail à me le rendre sympathique, voilà un garçon qui tient l’alcool. Dans les rues désertes il se fait draguer par un jeune Kabyle, Réda, qu’il emmène chez lui. Tout commence bien, sexe, tendresse, confidence, mais au moment du départ Édouard se rend compte que Réda lui vole deux ou trois choses. Algarade, tentative de strangulation, viol.

     

    D’abord, on est légèrement mal à l’aise. Édouard Louis s’est fait brutaliser, voler et violer par un garçon de rencontre qui lui demandera pardon ensuite. Cela l’autoriserait donc à faire l’Histoire de la violence et à citer longuement Kertész, qui a tant et si magnifiquement parlé d’Auschwitz, où il a été… Laissons chaque lecteur en décider. Il est en revanche permis de trouver un peu pénible la façon qu’a le narrateur, ou Louis lui-même, de répéter à tout bout de champ entre les lignes, le doigt tendu, « Voyez d’où je viens », comme si son enfance et son adolescence dans le monde ouvrier, « loin des centres, loin des grandes villes », lui conférait une sorte d’autorité intellectuelle et morale.

     

    Voix

     

    Car des évocations de sa vie antérieure se mêlent sans cesse au récit de l’épisode évoqué plus haut et de ses suites (hôpital, dépôt de plainte…). Étant allé se ressourcer quelques jours dans sa province et sa famille honnies, curieuse idée, Édouard s’est confié à sa sœur. Tout le long du roman, debout derrière une porte, il entend celle-ci redire à son mari, dans sa propre version, ce que lui-même a dit. Au début, on ne peut s’empêcher de trouver un peu condescendant le monologue de cette sœur qui ne s’exprime qu’à coups de « pis », de « si ils », voire de « il buvra ». Mais plus on avance plus on est, à son corps défendant, emporté. Quel personnage, avec son énergie, ses phrases interminables et sa sagesse brutale ! « Ta petite vie elle intéresse pas plus l’humanité qu’une autre vie, faut pas rêver, les gens ils croient sans arrêt que leur vie est plus passionnante que celle des autres, et ils savent que tout le monde le pense mais ils se disent que les autres s’trompent, mais non ». Pas de doute, cette femme est une voix. Et, il faut l’avouer dans un mélange de satisfaction et de mauvaise grâce, Édouard Louis s’inscrit brillamment dans la tradition de ces écrivains que j’affectionne car ils travaillent sur les voix, pluriel qui le rapprocherait peut-être plus de Jelinek que de Bernhardt ou d’Angot (eh, oui) à qui on pense d’abord.

     

    Vertige

     

    Car le dispositif narratif de cette Histoire de la violence est plus complexe que celui du « simple » monologue : il y a les propos de la sœur, donc ; mais aussi les commentaires qu’en fait parfois entre parenthèses Édouard lui-même, lequel les rapporte également de temps à autre au style indirect ; son propre récit des événements, et le commentaire qu’il en fait par moments, en italique ; les voix et les propos des amis, des médecins, des policiers… On en arrive ainsi à des moments de vertige où Édouard dit par exemple ce que la sœur dit qu’il lui a dit que les flics ont dit, etc. « Et alors il était là devant moi hier à la même place que toi aujourd’hui. Il était là presque dans la même position que toi et pis il s’imitait lui-même en train de dire à l’infirmière : Non, non merci, non merci ça ira… », raconte ainsi la sœur.

     

    À quoi tout cela tend-il ? Si l’on en croit la bonne presse, il s’agirait pour l’auteur/narrateur de se libérer du discours des autres, toujours prêts à capturer et réduire l’histoire singulière des individus. Se défaire, comme le dit un critique élégant, du « bavardage du monde ». Mais s’en défait-il ? Lui-même dit : « Plus je me souviens et plus je me dissous dans les images qu’il me reste, moins j’en suis le centre ». Ce qui, à mon avis, n’est pas tout à fait la même chose qu’une libération. Par l’effet du dispositif mis en place et de sa roublardise, la vérité de l’événement, tirée, distordue, reflétée en tout sens, se perd, plutôt. Reste une énigme, dont la seule « vérité » réside dans le déploiement même des mots et des discours qui la trahissent en la disant. Reste, en somme, qu’on le veuille ou non, une œuvre.

     

     P. A.

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  • http-_img41.xooimage.comDisons-le d’entrée de jeu et sans faire de manières : voici l’un des livres les plus drôles qu’il m’ait été donné de lire depuis longtemps. Et je ne place pas le rire en tête des valeurs littéraires, on l’aura sans doute remarqué. Mais cela ne veut pas dire que je le prenne pour un art facile, et puis, après avoir bien ri, je trouverais peu honnête de faire la fine bouche. C’est pourquoi je le répète : le livre de William Kotzwinkle, dont un autre roman, Docteur Rat, vient d’être traduit (Cambourakis 2015), vaut bien qu’on prenne quelques risques — la perception du comique étant chose personnelle et très peu partagée.

     

    C’est donc l’histoire d’un ours qui trouve une mallette contenant le manuscrit d’un roman : « De la nourriture pour les termites, songea-t-il, et il faisait déjà volte-face quand une ligne de la première page retint son attention ». Ayant trouvé l’ouvrage « pas mal du tout », l’astucieux plantigrade force la fenêtre d’un magasin pour se procurer des vêtements, trouve un nom sur des emballages, Donut Flakes, vite retouché en Dan Flakes, et se rend à New York chez un agent littéraire (« Personne ne vous a jamais dit à quel point vous ressemblez à Hemingway ? »). Dès lors, la machine est lancée, qui fait les succès de librairie aux Etats-Unis et ailleurs : édition, vente des droits à Hollywood, talk-shows, tournées promotionnelles… Jusqu’à ce que le véritable auteur du manuscrit, humain, intente à la nouvelle coqueluche des médias un procès dont je vous laisse découvrir le verdict.

     

    « Vous faites référence à Platon ?... »

     

    Si l’on peut trouver un peu mécanique la transformation progressive de cet écrivain spolié en ours à mesure que son voleur s’adapte au monde des humains, William Kotzwinkle tire de cette adaptation elle-même des effets parfaitement désopilants. Le processus est évidemment imparfait : Flakes garde quelques habitudes qui étonnent dans les salons, où il lui arrive de se jeter inopinément sur le sol pour se gratter le dos d’un air d’extase. Mais il se montre vite capable de s’accoupler avec des attachées de presse, hors saison de surcroît, (« sa technique sortait tellement de l’ordinaire ») et en vient même à apprécier certains charmes propres à la femelle humaine (« Il aimait les jambes sans poils (…). N’était-ce pas le signe de son humanité grandissante ? »).

     

    Au-delà de la fantaisie pure et de l’inventivité inépuisable en matière de situations, Kotzwinkle fait bien sûr la satire du monde littéraire américain (mais, encore une fois, pas seulement). Personne n’a lu le livre de Flakes, cela va de soi ; tout le monde est cependant persuadé d’avoir affaire à un de ces écrivains de la nature, un brin frustes, qui crèvent le plafond des ventes en célébrant les vraies valeurs. Car le langage, dans le monde où pénètre notre ours, tourne en circuit fermé comme il tourne peut-être dans le monde des hommes en général. Chacun renvoie à l’ours le message qu’on s’attend à recevoir de lui, ce qui donne des échanges de ce type : « Vous avez vraiment vécu, dit-elle. — Dans une caverne. (…) — Vous faites référence à Platon ? »

     

    Le pop-corn et les petites culottes

     

    Satire d’une société qui ne pense que par clichés, dans laquelle l’université aussi en prend au passage pour son grade. Mais, au fond, n’est-ce pas le genre humain dans son ensemble qui devrait se reconnaître au miroir que l’ours lui présente ? Celui-ci s’enthousiasme pour ces créatures ayant su amasser de si grandes quantités d’aliments et inventer le room-service dans les hôtels. Et, en fin de compte, le plus bel éloge que puisse faire de nous un mammifère sans idées préconçues, le voici : « L’humanité (…) était capable de s’unir dans un objectif commun. C’était comme ça qu’ils avaient découvert le pop-corn et les petites culottes ». Le narrateur, en ce qui le concerne, le précise : si les hommes ne savent pas voir l’ours dans l’ours, c’est « parce qu’ils [sont] des êtres humains ».

     

    Car, en effet, à quoi ressemble-t-il, Dan Flakes, dans son costume de tweed, avec sa casquette de base-ball ? Le texte, qui nous dépeint l’aspect, notamment pileux, du pauvre auteur humain en train de devenir plantigrade, ne nous montre jamais le plantigrade devenu en partie homme. Ce dernier voit sa « patte » là où les autres voient une « main », et tout le texte tourne en fait autour d’un blanc que chacun comblera à sa guise. Ce qui confirme bien ce que l’on soupçonnait : L’ours est un écrivain comme les autres, sous ses airs de farce, est une fable retorse sur le langage articulé, propre de l’homme comme le rire. Du reste, on nous l’avait bien dit : « Les ours sont des êtres profonds ».

     

    P. A.

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  • bruges-la-morte.netDans la préface, Antoine de Baecque, sur le mode du quasi pastiche, le décrit ainsi : « Corseté, fardé, parfumé, les yeux soulignés de khôl, les poches de veston fleuries, Lorrain arrive aux fêtes du Paris 1900 dans un halo d'éther, portant beau sa réputation de "dandy de la fange" ». Et Rémy de Gourmont, son contemporain : « Jean Lorrain use d'un style nerveux, agité, capricant, pareil aux gestes de ces petites femmes d'un blond vif qui ne peuvent lever les bras sans répandre une odeur malsaine à la vertu ».

     

    On voit tout de suite le personnage… Et le climat de cette longue agonie du XIXe, qui, entre fin de siècle et Belle Époque, relie à Proust les derniers feux du naturalisme comme du symbolisme. Sous l'œil du vieux Goncourt, autour de la figure tutélaire de Huysmans, tout un monde s'agite, qui revendique sa « décadence ». Lorrain en est certainement une des figures les plus caractéristiques.

     

    Cet homme n’est pas sobre.

     

    Le volume que le Mercure de France fait paraître dans sa collection « Le Temps retrouvé » regroupe plusieurs ensembles de courts textes dus à ce romancier, poète, critique d'art et, surtout, chroniqueur de la vie mondaine et de la vie nocturne : Sensations et souvenirs, Souvenirs tout court, que leurs titres résument, de « Cloches de Pâques » à « Propos de jour de vernissage » ; Une femme par jour, constitué essentiellement de portraits de courtisanes, splendides ou, plus souvent, misérables ; enfin ces Contes d'un buveur d'éther qui donnent leur titre à l'ensemble et sont un recueil de visions cauchemardesques provoquées par l'abus du produit en question. L'adjectif, ainsi que l'exige « l'écriture artiste », est souvent employé comme nom (« cette propriété dont le clair-obscur et le mystérieux m'intriguaient » ; « l'impondérable et le flou de légères robes de nuance mauve »). Le discours indirect libre est de rigueur, conformément à la tradition naturaliste (« Ah ! c'est qu'elle l'avait dans le sang, son beau médaillé du Tonkin… »). Le style, de façon générale, n'est pas sobre. C'est plein de « Salomés ruisselantes de pierreries », de « Muses porteuses d'exsangues têtes coupées » et autres créatures « aux fronts diadémés, s'érigeant, un lys à la main ».

     

    Mais rien n'est sobre chez Lorrain, antidreyfusard, antisémite, patriote, mais anarchisant, fasciné par les beaux voyous qui hantent le soir les « fortifes » mais chantant les « pierreuses » comme les « cocottes » et autres demi-mondaines de haut vol.

     

    Ruine et marécages

     

    En fait il est fasciné par tout ce qui excède la norme. Avec, il est vrai, un goût décidé pour le lugubre et le morbide. Les monstres grouillent, avec leurs « paupières membraneuses », « leurs cuisses nues », « l'ignoble pesanteur de leur arrière-train », sentant « le marécage et la ruine, la feuille morte et le sabbat ». Le crime rôde, « le bestial assassin de campagne, équivoque chemineau ou gars de charrue cupide, va droit à la maison solitaire et fermée de la vieille dame qui passe pour avoir du bien ». Et le sexe, bien sûr, est partout, « l'immondice en émoi de l'homme » ne demande qu'à surgir au passage de « la fleur malsaine aux écœurants relents de crasse et de pommade, (…) fleur de prostitution sur fumier de gravats ». Mais les excès les plus attirants chez Lorrain, ceux qu'il faut remercier l'éditeur de nous avoir fait redécouvrir, ce sont, chacun l'a bien compris, ceux de la phrase.

     

     P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 13 novembre 2015 sur le site du Salon littéraire.

     

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  • https-_edmeedexhavee.files.wordpress.comÉtrange entreprise : en 1959, Evan S. Connell publie Mrs. Bridge, plongée dans la vie quotidienne d’une bourgeoise américaine de province entre les années 1930 et le début des années 1950 ; dix ans plus tard, il fait paraître Mr. Bridge, ou la même histoire racontée cette fois du point de vue du mari. Grand succès, adaptation cinématographique. L’auteur reste peu connu mais aurait influencé Updike et Roth.

     

    Par la grâce d’un changement de focale

     

    L’intérêt de l’ensemble réside d’abord dans la maîtrise éblouissante de la construction, qu’elle soit d’ensemble ou de détail. D’un livre à l’autre, les mêmes épisodes de ces « vies minuscules », devenus tout différents par le simple effet du changement de focalisation, se répondent, creusant mine de rien un gouffre discrètement vertigineux : où est la vérité de ces deux existences vouées l’une comme l’autre, chacune dans son roman, à la solitude et à une communication qui aura pour seul lieu l’esprit du lecteur ? À l’intérieur de chaque ouvrage, le principe est le même : courts chapitres sans liens directs entre eux et qui pourraient se lire comme autant de nouvelles, avec leurs chutes parfois humoristiques mais souvent cruelles. On pense à la fois à ces bandes dessinées quotidiennes des journaux d’antan (Les Aventures de la famille X…) et à certains récits brefs de Kawabata. Drôle d’impression. Mais d’un fragment à l’autre, insensiblement, les enfants grandissent, la guerre arrive, le temps passe, sans qu’on le voie passer, tout comme les personnages eux-mêmes, plongés dans leurs occupations futiles ou leurs tâches répétitives.

     

    Le lecteur a, il faut bien le dire, un peu de mal à avoir de la sympathie pour eux. Aux yeux de madame, l’essentiel dans la vie est de ne pas apparaître « différent de tout le monde ». Et monsieur, c’est pire : antisémite (« L’idée qu’Avrum Rheingold pût emménager dans son quartier le rendait fou de rage »), peu ami des Noirs (« Ces gens-là nous détestent »), il estime que Roosevelt sera « probablement le pire président des Etats-Unis, après Ulysses Grant ». Mais malgré tout India et Walter ont leurs bons côtés. Elle connaît des angoisses existentielles, « de longs moments à regarder dans le vide, oppressée par un sentiment d’attente. Attente de quoi ? ». Et on finit par comprendre que la grande affaire de sa vie à lui est peut-être l’attirance qu’il éprouve pour sa fille aînée, Ruth : « Elle le défiait. À la lueur du feu, ses yeux obliques étincelaient. Jamais elle n’avait été aussi belle. Il fut ébranlé par la vue de sa fille, et il sut qu’il l’aimait d’une façon dont il ne pourrait jamais aimer ses autres enfants ».

     

    Chrysler et long drink

     

    Tout cela est dit tranquillement, presque innocemment, dans une transparence que seule autorise la certitude de ne rien laisser filtrer au dehors : ne pas « soulever de problèmes » est l’impératif catégorique pour ces individus d’ailleurs parfaitement schizophrènes. Elle n’aime pas son prénom et pense qu’en le lui donnant « ses parents devaient certainement penser à quelqu’un d’autre » ; « Ma vie est coupée en deux », constate-t-il, « les deux moitiés demeurant côte à côte en un équilibre parfait, comme les deux moitiés d’un melon ». Ce qui ne les empêche pas de mener tous deux une existence tranquille tissée de ces rituels que le roman et le cinéma américains nous ont dès longtemps rendus familiers : balancelle sous le « porche » en été, neige en hiver, long drink vespéral, Chrysler, quartier paisible… Le charme ambigu de ce livre double tient aussi au plaisir qu’on prend à ces évocations du quotidien, à l’impression de confort qu’on éprouve à s’y abandonner — dans la pleine conscience, partagée avec ses héros, que celle-ci cache des abîmes. Voyage dans un enfer douillet.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneIl sera peut-être un peu difficile à trouver en librairie… En France, un plafond de verre sépare en effet la province de la capitale comme les différentes provinces entre elles, renvoyées chacune à un statut radicalement périphérique. Et c’est spécialement vrai de l’Alsace, que, folklore mis à part, son histoire mouvementée et sa géographie entre fleuve mythique et ligne bleue bien connue pouvaient pourtant prédisposer à des destinées littéraires plus glorieuses. À moins que ce ne soient cet écart géographique et l’hésitation linguistique conséquence de cette histoire qui expliquent pourquoi la région n’a toujours pas eu ses Giono ni même ses Queffélec ?... Laissons les spécialistes en décider.

     

    Toujours est-il que Pierre Kretz, lequel, dans un entretien accordé à ce blog en 2012, décrivait la complexité d’être écrivain dans un espace géographique allant des Vosges au-delà du Rhin, vient de publier avec la plasticienne Dan Steffan un livre bilingue (est-ce bien ainsi qu’il faut dire ? laissons les spécialistes, etc.) : dans la colonne de gauche, le texte alsacien ; à droite, la version française. Les illustrations en noir et blanc de Dan Steffan rythment l’ensemble.

     

    Histoires de chauve-souris

     

    Je pourrais évidemment en vouloir à l’auteur d’avoir décalqué le titre de mon roman Je suis un méchant homme (Stock, 1999), mais je suis gentil. Le livre de Kretz et Steffan paraît quant à lui dans une collection intitulée « D’Fladdermüs », ce qui semble a priori parfaitement adapté s’agissant de méchanceté : dans un superbe conte intitulé L’Œil invisible, Erckmann et Chatrian, auteurs alsaciens s’il en fut bien que natifs de Phalsbourg, dépeignent en effet une vieille femme vraiment très méchante surnommée Fledermaus, la chauve-souris, dont ce fladdermüs est l’équivalent dialectal. La vieille dame que Pierre Kretz fait parler dans un long monologue est-elle aussi méchante que ça ? D’accord, elle a poussé son mari dans l’escalier de la cave, chute fatale. Mais elle avait bien des excuses. Celles-ci ne tiennent pas tant ici aux vicissitudes de l’Histoire qui faisaient le sujet principal du Gardien des âmes (La Nuée bleue, 2009), autre monologue de notre auteur : c’est la vie au village et le malheur d’être femme qu’il faut incriminer dans le cas de Thérèse Ulmer. Et celui d’être mère, aussi, comme la chute (celle de l’histoire) le montrera.

     

    Une palette de gris

     

    On imagine bien un tel monologue adapté un jour prochain au théâtre, pour lequel Pierre Kretz a longtemps et beaucoup écrit. Aussi bien son héroïne, qui, autrefois, jouait elle-même dans la troupe de théâtre du village, entrelace-t-elle sa propre vie à l’intrigue de La Visite de la vieille dame, de Dürrenmatt, vue un jour « à la télé allemande ». Et l’intérêt du texte réside pour beaucoup dans ce va-et-vient entre réalité et fiction. C’est tout un théâtre intérieur, mêlé d’humour, d’émotion et de haine des contemporains, qui s’élabore dans l’esprit de la vieille solitaire immobile derrière sa fenêtre. Les œuvres de Dan Steffan, de tout le jeu subtil de leurs gris un peu flous, achèvent de lui donner son caractère doucement inquiétant.

     

    P. A.

     

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