• Mrs Caliban, Rachel Ingalls, traduit de l’anglais par Céline Leroy (Belfond, [vintage])

    Peu après la rédaction de cet article, j’apprenais le décès de Rachel Ingalls, disparue le 6 mars 2019, veille de la parution de cette traduction, la première en français de son roman.

     

    www.critikat.comCaliban, faut-il le rappeler, est, dans La Tempête, de Shakespeare, l’esclave monstrueux de Prospero. Aimé Césaire, dans Une tempête, en fera un héros positif en lutte contre le colonisateur. Mais, on le sait peut-être moins, Caliban est aussi un mutant des Marvel Comics, et différents personnages de science-fiction portent également son nom.

     

    Le titre de ce roman, paru aux Etats-Unis en 1982 et publié en français pour la première fois, indique donc bien l’héritage composite, entre littérature populaire, conte philosophique et littérature tout court, qu’y revendique une écrivaine née en 1940 et auteure par ailleurs d’une dizaine d’ouvrages… Mrs Caliban, c’est Dorothy. Elle est « entre jeune et entre les deux », mais « plus près d’entre les deux que de jeune ». Son mariage est en berne depuis la mort de son jeune fils, et elle mène, dans la banlieue américaine classique, la morne vie de femme au foyer. Sa seule amie, Estelle, est plus délurée qu’elle mais doit élever deux ados spécialement caractéristiques.

     

    Choc initial

     

    Tout paraît donc en place pour un roman féministe sur fond traditionnellement socio-politique. Quand soudain… Un soir, alors que des crackers au fromage dorent, destinés à l’époux et à son collègue attablés au salon et ignorants de tout… « La porte vitrée coulissa et (…) une créature pareille à une grenouille géante de près de deux mètres (…) se planta devant elle, immobile, les jambes légèrement fléchies, et la regarda droit dans les yeux ».

     

    Bon, avouons-le, l’apparition nous avait été annoncée. Nous avions entendu à la radio, que, dans la plus pure tradition de la série B, « une créature capturée (…) en Amérique du Sud » s’était échappée de « l’Institut Jefferson de recherches océanographiques » après avoir tué ses deux geôliers. Mais, quand même… Quel choc. Aussi est-on surpris du rythme paisible selon lequel, après ce début fracassant, se tisse une intrigue dont les trois fils ne se rejoindront qu’en un finale amené de main de maître — on ne le dévoilera pas. Disons cependant qu’on suivra la chronique d’un mariage qui, après avoir semblé reprendre vie, sombre décidément dans la phase terminale ; que l’amie Estelle et l’amitié en général vont réserver quelques surprises ; et que l’essentiel, ce sont les rapports entre Dorothy et celui qu’elle a baptisé Larry, et qui vit chez elle, caché dans la chambre d’amis, comme l’absence et le désinvestissement de l’époux légitime le permettent.

     

    Tablier à fleurs et rêves de jeune fille

     

    Dans la description de cette relation, la romancière tire tout le parti de son option résolue pour le genre de la fable. Le surnaturel, ici, est d’un confondant naturel. Larry aime le céleri et les avocats. À l’Institut, il a subi toutes sortes de tortures mais a aussi appris le langage humain, si bien qu’il s’exprime comme Dorothy, vous ou moi-même. Et il ne se contente pas de parler, il agit — sans se limiter au polissage de l’argenterie, auquel il se livre ceint d’ « un tablier à fleurs… qui offr[e] un contraste frappant avec son grand corps vert musculeux » : Dorothy et lui font, « sur le sol du salon et sur le canapé de la salle à manger, sur les chaises de la cuisine et à l’étage dans la baignoire », mon Dieu… tout ce qui peut se faire. « C’est juste la fréquence qu’il me faut », constate la jeune femme, enfin épanouie. Parcourant nuitamment les environs avec son nouvel ami, de plus en plus curieux d’un monde pour lui bien étrange, elle réalise enfin son rêve d’adolescente (« me retrouver dans une voiture au bord de la plage avec un garçon »).

     

    On songe à de grands prédécesseurs. À Shakespeare, certes, au Montaigne de l’essai sur les Cannibales, qui, prétend-on, a inspiré l’auteur de La Tempête. À Poe et à madame de Beaumont, que rappelle la quatrième de couverture, mais aussi à Lovecraft, lui-même père spirituel de mille cinéastes et scénaristes de BD. L’originalité de Rachel Ingalls est peut-être surtout dans la sereine détragédisation qu’elle fait subir à son thème, et dans la mise en place d’un merveilleux si quotidien qu’on finirait presque par croire à l’existence de ce monstre, gentil tant qu’on ne l’embête pas, circulant coiffé d’un chapeau et le visage ( ?) orné de lunettes noires — pour plus de discrétion.

     

    Cour suprême

     

    Ce qui n’empêche pas le jeu, propre à la fable, des allégories. L’auteure prend soin de le laisser largement ouvert. On aperçoit sans peine la piste féministe, qui lui est chère : Dorothy ne trouve son bonheur qu’auprès d’un compagnon qui n’est pas un homme ; d’un être persécuté par les « mêmes personnes qui pendant des siècles ont affirmé que les femmes n’avaient pas d’âme ». De façon plus générale, le regard du « monstre », selon un procédé qui a fait ses preuves, révèle les tares et les hypocrisies de la société humaine ; sa présence les fera éclater sans même qu’il se montre. Car Larry, la créature venue d’un autre monde, c’est l’Autre, tous les Autres, verts, noirs, jaunes ou, dans l’Amérique reaganienne des années 1980, rouges, à tous les sens du mot. Les persécutions qu’il a subies à l’Institut lui donnent le droit de se révolter, et d’user sans ménagement de sa force prodigieuse.

     

    Si Dorothy et lui portaient leur histoire « à l’attention du grand public », s’ils allaient « jusqu’à la Cour suprême », ils contraindraient les juristes à « définir ce qu’[est] un être humain ». C’est bien sûr cette dernière notion que Rachel Ingalls interroge et remet en jeu. Tout son art est de le faire par le biais d’une fiction assez virtuose pour que les ingrédients les plus improbables y deviennent crédibles et, ainsi, émouvants. Sans cesser pour autant d’être hautement jubilatoires.

     

    P. A.

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