• Maud Martha, Gwendolyn Brooks, traduit de l’anglais par Sabine Huynh (Globe)

    https://obamawhitehouse.archivesLes éditions Globe entendent publier « des écrivains du monde entier [bravo !] qui ont à cœur d’explorer les problématiques de notre temps et de nos existences [méfiance…] ». Ici, il s’agit de Gwendolyne Brooks (1917-2000), première femme afro-américaine à avoir reçu, en 1950, le prix Pulitzer, en tant que poète. Je ne suis pas spécialiste de poésie mais j’avoue que les formules utilisées çà et là pour caractériser l’apport de notre auteure dans ce domaine me laissent rêveur. Il n’est question partout que de « mettre en scène des personnages », de « narrer » leur vie… D’ailleurs, dans son Avant-propos au livre dont nous parlons, Margo Jefferson nous apprend, comme une vérité incontestable, que « chaque poème, quelle que soit sa longueur, possède un arc narratif ». Un arc narratif… Si j’ai bien compris, en gros, c’est une intrigue, et l’expression est surtout employée à propos des séries télévisuelles. Drôle de conception de la poésie…

     

    Mais Gwendolyn Brooks n’est pas responsable de ce qu’on dit d’elle, et son unique roman, paru en 1953 et enfin traduit, fait regretter qu’elle n’ait pas plus souvent délaissé pour la narration véritable le genre qui a fait sa notoriété et où tout indique qu’elle s’est illustrée plus brillamment que ne pourraient le faire redouter ses commentateurs.

     

    Une vie en morceaux

     

    « Il est vrai », écrit-elle à propos de Maud Martha, « que beaucoup des éléments de "l'histoire" sont extraits de ma propre vie » – et les guillemets comptent. C’est bien, certes, l’histoire, autobiographique ou non, d’une fille de la petite-bourgeoisie noire de Chicago qu’on nous conte ici : son enfance à l’époque de Joe Louis et de Duke Ellington ; les tourments de l’adolescence, auprès d’une sœur qui reste « la reine en titre » ; les premières amours, les fiançailles (« Il pense que je suis vraiment potable. Que je ferai l’affaire ») ; la vie en couple dans un modeste « appartement-kitchenette », la naissance d’une petite fille. À la fin, le frère de Maud Martha rentre vivant de la guerre. Pourrait-on cependant parler d’« histoire » sans guillemets ? Dans un genre pourtant indéniablement narratif, cette poétesse prétendument si encline à narrer refuse subtilement le récit tel qu’on l’entend.

     

    Pour dire la continuité du temps et de la vie, elle les met en morceaux. La vie de Maud Martha, ce sont trente-quatre très courts chapitres, qui érigent la coupure en principe de composition. Qu’ils soient disposés dans l’ordre chronologique n’y change rien, il suffit de lire quelques titres pour le comprendre : « Scène printanière : détail » ; « Premier béguin » ; « Deuxième béguin » ; « Jaune foncé » ; « Maison »… Des tableaux ? Des fragments, plutôt, lesquels, sans se fondre dans une mosaïque, composent néanmoins une manière de portrait parfaitement adaptée au modèle : une jeune femme qui peine, justement, à trouver sa place, dans une société doublement contrainte – par les inégalités sociales et par les différences entre Noirs et Blancs.

     

    Initiation par les choses

     

    Mais, grâce, toujours, à la logique du fragment, rien de démonstratif ni de discursif. Se plaçant exclusivement au point de vue interne, Gwendolyne Brooks plonge à chaque fois son héroïne dans un cas concret : la première visite d’un ami blanc (« Elle espérait seulement qu’elle serait à la hauteur pour être considérée comme égale ») ; un bal (« Il ne peut pas s’empêcher de voir ma couleur, elle se dresse comme un mur. Il doit le franchir pour rejoindre et toucher ce que j’ai pour lui »)…

     

    Le problème, omniprésent, de la couleur devient un problème de couleurs. Qu’est-ce qu’une « jolie fille » ? « Une petite chose couleur crème », ou, « au pire », « couleur chocolat noyé dans beaucoup de lait »… Le concret, c’est les choses, et, ici, elles jouent un rôle essentiel. Ce sont elles qui, dès la première page, disent l’enfance et la présence au monde (« Ce qu’elle voyait, surtout, c’étaient des pissenlits. Des joyaux jaunes pour tous les jours, constellant la robe verte et rapiécée de son jardin »). Elles expriment les rêves et les avidités de l’adolescence (comme madame Bovary aimait à se répéter le nom magique de Paris, « Maud Martha adorait lire "New York" dans ses magazines, et les descriptions d’objets "de bon goût" »). Elles résument les aliénations de l’âge adulte, parmi les « crèmes de nuit », « les parfums dans les grandes jarres, vendus douze dollars et cinquante centimes l’once », les « robes près du corps », le « satin à petits volants », la « soie fleurie ».

     

    Gwendolyne Brooks raconte une traversée des choses, et une initiation à leur contact. Son personnage apprend à distinguer celles qui parlent de l’essentiel de celles qui contribuent à l’enfermer dans l’univers de la marchandise et de la discrimination. Vers la fin du livre, Maud Martha refuse d’acheter un chapeau, remettant du même coup en place une vendeuse blanche condescendante. Elle est libre. Elle peut, quelques pages plus loin, se chuchoter : « Je suis censée faire quoi, exactement, avec toute cette vie ? »

     

    P. A.

     

    Illustration : Norman Rockwell, The Problem we all live with, 1964

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