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Les vingt-quatre portes du jour et de la nuit, Christophe Pradeau (Verdier)
Au début, on est bien content…
Un narrateur anonyme lutte contre le sommeil sur un banc du square René Le Gall, dans le 13e arrondissement de Paris. Il vient de débarquer d’un avion et est en proie au décalage horaire (il paraît qu’on dit à présent « jetlag »). À quoi rêve notre voyageur somnolent ? À l’horloge des Saints-Apôtres, dont on pouvait admirer, à Constantinople, « sous le règne d’Alexandre, fils de Basile Ier le Macédonien », les vingt-quatre portes, qui s’ouvraient d’heure en heure, chacune à leur tour, sur autant de figurines sculptées. Et aussi, plus vaguement, à un rendez-vous pour lequel il a avancé son retour en France. Ainsi qu’à mille souvenirs, du vol qu’il vient d’accomplir, des années écoulées, de son enfance dans un hameau du Limousin.
« Cathédrales souterraines… »
Autour d’une scène primitive aux allures d’allégorie (sa mère, encore jeune, déplaçant l’aiguille d’un coucou), tout un réseau d’associations faussement capricieuses se déploie. On l’aura compris : loin du « temps aseptique » des pendules, des méridiens ou, horresco referens, des horloges électroniques, il s’agit de retrouver la logique du temps affectif. Autrement dit, de faire du temps un espace, pareil à ces « cathédrales souterraines » que les spéléologues « balay[ent] de leurs lampes » et dans lequel les « souvenirs enfouis, réchappés de tous les âges de la vie », se mêlent et se répondent. En atteste le jeu incessant de correspondances et d’oppositions qui structure le texte, aux images du récent voyage dans les airs venant se heurter celles d’un plus ancien trajet en bateau, ou bien la description d’une statuette de jeune homme « vêtu d’un ample manteau piqueté d’étoiles » annonçant le motif, longuement développé plus loin, de la pluie de météorites.
Je dis texte plutôt que récit, même si un second personnage, féminin, finira par intervenir, et si on en viendra à apprendre le métier de notre homme et quelle est la nature de son mystérieux rendez-vous. Mais, avant, il aura fallu parcourir les nombreux méandres d’un « roman » dont le principe revendiqué est celui de la digression : « Chacune de ces embardées importe et contribue à sa manière, quand bien même on pourrait avoir l’impression du contraire, à l’histoire que je vous murmure à l’oreille »… Si le lecteur se trouve ainsi interpellé, c’est qu’il s’agit de l’installer dans un autre rapport à la mémoire, le temps au moins d’un livre qui s’en veut ni plus ni moins qu’une manière d’analogon.
La phrase comme aventure
Ce qui, évidemment, ne serait pas possible sans un travail singulier de la phrase. Car le premier personnage des Vingt-quatre portes…, c’est elle, au fond, cette phrase interminable, tout en méandres, parenthèses et relatives enchâssées. Et si tant est qu’on puisse malgré tout parler de récit, elle en est le moteur : son parcours, voilà la seule aventure véritable dans cette affaire ; on ne l’aborde jamais sans se demander ce que recéleront d’inattendu ses plis.
En cours de route, on songe à Proust, bien sûr — les deux mémoires, la « cathédrale », et des phrases de cette encre : « Je ne pensais jamais plus que distraitement, en effet, à Saint-Léonard, mon enfance s’étant brusquement éloignée de moi… ». On songe aussi à Bergounioux (le Limousin, le passé familial rejoignant le passé historique). Et à Pérec, notamment pour l’érudition. Car il y en a… Thomas Hardy, George Eliott, Mozart, Richard Strauss, Rousseau, statuettes étrusques et quartiers parisiens, le narrateur ne recule jamais devant une référence, non plus que devant une conférence. Et si un chat passe par là, il ne saurait être rien de moins qu’un « Mau égyptien ».
« Pulpe somnolente » et pâtisserie indigeste
Ça fait beaucoup. Est-ce cela qui lasse, et qui, au fil de la lecture, vient mêler d’un peu d’ennui agacé la fascination qu’on éprouvait d’abord, et la reconnaissance pour un texte d’une modernité si résolument anti-moderne ? Ou alors, ce sont ces images un peu trop riches, comme on disait jadis à propos des pâtisseries : cette « nuit veineuse qui pès[e] sur [les] paupières » et se change « en une pulpe somnolente », par exemple, « ce carmin matriciel », ou « le velours capiteux du crépuscule s’allégeant pour faire une place en lui aux couleurs astringentes de l’aurore » ?...
On finit, en tout cas, par éprouver certains symptômes d’indigestion. Et on espère avec de plus en plus d’impatience la fin, qui tarde. Pourtant, à parler en nombre de pages, ce n’est pas trop long. Pour une fois !...
P. A.
Illustration : horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg
Tags : Les vingt-quatre portes du jour et de la nuit, Christophe Pradeau, roman français, rentrée 2017
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