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Les Cigarettes égyptiennes, Waguih Ghali, traduit de l’anglais par Élisabeth Janvier (Éditions de l’Olivier)
L’auteur lui-même est un sujet de roman. Né à Alexandrie dans les années 1920 (mais quand exactement ?), jeunesse dorée, scolarité au Victoria College, qui fut fondé par la Grande-Bretagne pour contrer l’influence des jésuites sur la jeunesse aisée d’Égypte ; puis études de médecine ébauchées au Caire, mollement reprises et abandonnées à Paris, séjours à Londres. Écœuré par le régime de Nasser, Waguih Ghali quitte définitivement son pays à la fin des années 1950. Il vit à Londres encore, à Stockholm, en Allemagne, fait les métiers les plus divers, dont ceux de docker et d’ouvrier. Se suicide en 1969. Laissant un roman inachevé, un journal, et ce Beer in the Snooker Club, paru à Londres en 1964 et qui a fait sa gloire dans le monde anglo-saxon. Une première traduction est parue chez Robert Laffont en 1965, sous le titre Les Jeunes Pachas, qui mettait l’accent sur l’aspect socio-historique du roman. Le titre choisi aujourd’hui par L’Olivier privilégie une autre et peut-être plus originale facette.
« C’est à cause de Londres… »
Les spécialistes du roman biographique en seront pour leurs frais : l’écrivain égyptien s’est en grande partie chargé lui-même du travail. Comme lui, Ram, son narrateur, est pauvre au sein d’une famille copte, riche et puissante. « Je vivais dans le sillage de leur fortune », dit-il. Et le premier chapitre nous plonge dans cette vie, faite de mondanités, de beuveries, de fausses disputes avec son ami d’enfance Font et avec Edna, la belle et riche juive qu’il aime. On ne comprend pas encore les causes de son cynisme ni celles de son tourment. La suite du roman va les déplier lentement, avec une impitoyable subtilité. Ça commence par un retour en arrière de quelques années, lorsque les deux amis, à Londres aux frais d’Edna, ont découvert ce que c’était que d’être, par exemple, égyptien dans la capitale de l’empire, fût-il déclinant. « Tout cela, c’est à cause de Londres », affirme Ram. « C’est (…) pour avoir appris qui était Rosa Luxemburg (…), c’est à cause de mes lectures de Koestler, d’Alan Paton, de Doris Lessing, d’Orwell, de Wells, de La Question (…). Oh bienheureux les ignorants ! Comme j’aimais aller à l’église avec ma mère, à l’âge où je ne savais pas encore qui était Salazar ».
Retour en Égypte, et au présent. On découvre, par bribes, les activités secrètes de Ram, les raisons pour lesquelles Edna ne peut l’épouser… et on s’achemine vers une fin parfaitement désespérée, en forme d’autre mariage probable.
« Je suis un personnage de roman »
Il y a là, au moins, trois romans. D’abord, celui qui brosse une brillante chronique historique et politique : déclin de l’Occident et montée du tiers-monde, vus par un de ces jeunes intellectuels qui les vécurent et y participèrent ; satire grinçante et souvent désopilante de la bonne société, tant égyptienne que britannique — croquet, piscine, flots d’alcool, jeux, dont le billard du titre anglais. Car, sous le règne de Nasser et de son armée, les puissants d’avant n’ont rien à craindre et peuvent continuer sereinement à « pressurer les fellahs ». C’est là le moindre des reproches que l’auteur, par héros-narrateur interposé, fait à un régime où « les riches propriétaires et les réactionnaires » sont bien traités dans les prisons, « tandis que les autres, les communistes, les pacifistes, et ceux qui pensent que l’avenir économique du pays dépend avant tout de la paix avec Israël, sont (…) torturés ». Où les magasins de la famille d’Edna sont sous séquestre. Où elle-même a eu le visage déchiré par un coup de fouet lors d’une perquisition chez elle.
Le second fil qui court à travers le roman de Waguih Ghali, c’est cette histoire d’amour, toute en malentendus, contretemps et dénégations, entre le jeune copte et son amie juive un peu plus âgée. Relation d’autant plus complexe qu’Edna a joué un rôle déterminant dans la transformation de l’étudiant idéaliste en révolté cynique et faussement frivole. Sous son influence, lui et Font se sont mis à lire, à découvrir le monde et la politique. Mais « la mentalité sophistiquée de l’Europe a tué ce qu’il y avait de bon et de naturel en [eux] » : « Je suis devenu un personnage de roman », dit Ram, « un être fabriqué, l’acteur de moi-même sur ma propre scène, le spectateur de la pièce que j’improvise ».
Le roman d’un personnage de roman… C’est peut-être par là que le livre de Ghali se révèle surtout original et profond. Entre les lignes de ces pages pleines de conversations futiles et d’occupations dérisoires, derrière l’humour, c’est un long poème du désœuvrement et du désespoir qui se poursuit, où le mystère entretenu autour de l’impossibilité de la relation Edna-Ram en fait la métaphore de l’impossible en tant que tel. La quatrième de couverture cite L’Attrape-cœur, j’avoue que je vois mal le rapport. En revanche, comment ne pas penser à Fitzgerald, ou à l’Hemingway du Soleil se lève aussi… Et pas seulement à cause des breuvages multiples, dont la bière du titre original n’est que le plus innocent, de même que le tabac du titre français est la moindre des plantes qu’on fume ici. Déniaisé sans avoir perdu ses rêves, le héros de Ghali erre dans une vie essentiellement privée de sens, impuissant (pour d’autres raisons que celui d’Hemingway) à la fuir comme à la changer. Il y a en lui du Hamlet, ou du Lorenzaccio — ce personnage de Musset qui a endossé le costume du vice et l’a vu pour finir lui coller à la peau : « Tout ce que j’aime dans la vie, c’est jouer, boire, et faire l’amour (…). », dit Ram. « Tout le reste, c’est de la comédie ». Un prince, du Danemark ou d’ailleurs, en exil sous le soleil d’Égypte ? Oui, et un beau roman crépusculaire.
P. A.
Tags : Waguih Ghali, Les Cigarettes égyptiennes, Les Jeunes Pachas, roman égyptien, 2018
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