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Le Polonais, J. M. Coetzee, traduit de l’anglais par Sabine Porte (Seuil)
Le Prix Nobel 2003, à quatre-vingt-quatre ans, raconte une histoire classique dans la littérature japonaise (1), moins en Occident : l’histoire de la jeune femme et du vieux monsieur. Il est vrai que Beatriz n’est pas tout à fait une jeune femme. Quadragénaire, mariée à un homme avec qui elle a vécu « une passion dévorante » à présent « envolée », elle est mère de deux fils adultes. Elle s’occupe, en mécène, d’art, surtout de musique. À Barcelone, où elle vit, elle organise la venue d’un pianiste polonais de soixante-douze ans, Witold. C’est lui le vieux monsieur. Il ne tarde pas à déclarer sa flamme à celle qui est pour lui une nouvelle Béatrice digne de celle de Dante.
« Alors quoi ? »
Et elle ?... Elle le trouve « problématique », « d’une opacité troublante ». Elle ne cesse de s’interroger sur ses motivations, ses vrais désirs, voire de l’accabler in petto de sa pitié et de ses sarcasmes avec une insistance qui n’est que l’autre expression de sa perplexité. Pourtant c’est surtout elle qui a un comportement étrange… Tout en se répétant qu’« il ne compt[e] pas », elle lui écrit, l’invite à Majorque dans la maison de famille, offre de lui couper les cheveux (« un acte étonnamment intime »), finit par lui ouvrir son lit à plusieurs reprises. Ensuite de quoi elle le renvoie assez brusquement. Pourtant, après sa mort, elle se rendra à Varsovie pour y récupérer des poèmes qu’il lui a dédiés et qu’elle fera traduire du polonais en espagnol, sa langue à elle.
En fait, les désirs du Polonais (« Je souhaite vivre avec vous jusqu’à ce que je meure ») sont assez clairs pour le lecteur. C’est la femme qui est mystérieuse. Et ce mystère est programmé par le dispositif narratif. Nous avons uniquement le point de vue de Beatriz. Cependant, dans ce récit à la troisième personne, il y a bien un narrateur, et l’auteur, par quelques phrases énigmatiques lâchées çà et là, ne manque pas de rappeler son existence : « La femme est la première à lui donner du mal, suivie peu après par l’homme » ; « D’où viennent-ils, le pianiste polonais (…) et la femme élégante (…) ? Toute l’année, ils ont frappé à la porte (…). Leur heure est-elle enfin venue ? » À la vision de l’héroïne vient ainsi se superposer une instance narrative qu’on ne peut s’empêcher d’imaginer, à l’instar de l’auteur réel, masculine et âgée. Du coup, c’est le mystère féminin qui s’exprime.
Le mystère pense, et il pense que le mystère, c’est l’autre. Le roman est fait tout entier des interrogations, des hypothèses, des incompréhensions de Beatriz devant celui qui accumule à ses yeux les signes d’étrangeté : une autre langue, un pays lointain et différent, un autre langage, la musique, pratiquée de surcroît de manière singulière – le Chopin de Witold, « loin d’être romantique, est plutôt austère, un Chopin héritier de Bach »… Cependant la vraie raison pour laquelle le pianiste apparaît si déconcertant à celle qu’il aime se révèle, clairement, assez tard dans le récit. Witold avait déjà offert à Beatriz une rose sculptée dans le bois ; dans un de ses poèmes posthumes, voilà qu’il dit avoir « trouvé la rose parfaite entre les jambes d’une certaine femme ». Commentaire de Beatriz : « Ça n’a rien d’une rose, à dire vrai, rien d’une fleur ; alors quoi ? »
Le squelette et la rose
Ce ça et ce quoi ? éclairent bien des choses : Beatriz trouve Witold mystérieux parce qu’il lui renvoie son mystère à elle. S’interroger sur lui, pour elle, c’est aussi s’interroger sur elle-même : « Que veut-il ? Et elle, que veut-elle ? » ; « Pourquoi l’a-t-elle fait venir ici ? Qu’est-ce qui peut bien lui plaire chez lui ? Il y a une réponse : le plaisir manifeste qu’elle lui procure ». Elle s’interroge sur le désir qu’elle suscite chez le Polonais, et, à travers elle, le narrateur s’interroge sur la cause du désir féminin, voire, au-delà, du désir tout court (« Qu’est-ce que Marie pleine de grâce avait de si particulier pour que Dieu décide de la visiter en pleine nuit ? »). Tout l’art étant ici de poser cette question à travers un récit écrit dans une langue dépouillée à l’extrême, sur un ton détaché et empreint d’humour froid, à l’image en somme de Witold jouant Chopin.
Est-ce pourtant seulement de désir qu’il s’agit ? À dire vrai, le mystère qui, pour Beatriz, s’attache à Witold prend aussi une autre forme, même si c’est toujours sans doute le même mystère. « Elle se souvient (…) du contact de sa main (…), du contact de ses lèvres (…). Une impression d’être touchée par des os desséchés. Un squelette vivant. Elle frémit »… Elle est la rose, il est la mort. Il lui parle par-delà la mort dans ses poèmes. Et elle continue de le sonder et de le questionner par-delà la mort dans des lettres qu’elle lui écrit après qu’il a disparu, et qui closent le livre. Chacun d’eux poursuit un objet insaisissable où se concentre, manque ou mort, ce qui excède la pensée et les mots. Masculine et féminine, leurs quêtes s’imbriquent et s’opposent, formant un nœud inextricable. Le grand écrivain sud-africain parvient, mystère de plus, à les lier dans une histoire simple et d’une vertigineuse transparence.
P. A.
(1) Voir par exemple Tanizaki, Mémoires d’un vieux fou, ou Kawabata, Les Belles Endormies…
Illustration : Hokusaï, Courtisane, 1826, détail
Tags : J. M. Coetzee, Le Polonais, roman sud-africain, rentrée 2024
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Commentaires
Oui c'est très curieux et prenant...