• Le Parc à chiens, Sofi Oksanen, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli (Stock)

    discover-ukraine.infoSofi Oksanen est finlandaise, elle écrit en finnois. Oui, mais de mère estonienne. S’autorisant de ces origines, elle a fait de la vie en URSS ou en ex-URSS son grand sujet, et a très à cœur de dénoncer le totalitarisme soviétique, lequel, c’est connu, « a fait l’objet de peu de publications »… Il est vrai que le geste revêt sans doute en Finlande un sens un peu particulier. Quoi qu’il en soit, l’auteure des Vaches de Staline (2003, traduction chez Stock en 2011) reste dans sa spécialité avec ce nouveau roman, paru dans son pays en 2019.

     

    Cette fois, même si Olenka, l’héroïne-narratrice, est née et a grandi à Tallinn, c’est surtout de l’Ukraine qu’il est question : avant et après la chute de l’URSS, avant et après le mouvement Euromaïdan, pendant la guerre contre les séparatistes prorusses, laquelle fit rage dans le Donbass, où notre personnage a habité la ville minière de Snijné avant de gagner le centre beaucoup plus important de Dnipropetrovsk.

     

    Quand on fait sa connaissance, elle est allée se cacher à Helsinki. Elle y fréquente le fameux « parc à chiens », où elle observe une famille heureuse. Une inconnue vient s’asseoir près d’elle, naturellement ce n’est pas une inconnue, c’est Daria, surgie d’un passé obscur et mouvementé. Elle s’intéresse à la même famille qu’Olenka, sur laquelle on comprend qu’elle sait bien des choses.

     

    Labyrinthe

     

    Et c’est parti pour le va-et-vient, à présent pratiquement obligatoire, entre les époques et les lieux : 2016, 2006, 1992-96, Dnipro, Snijné, Helsinki, descente progressive dans le passé de la narratrice. Laquelle distille au compte-gouttes les informations et les indices, compliquant à plaisir une histoire déjà bien compliquée en elle-même. En deux mots, disons que le père d’Olenka, à Snijné, dans les années 1990, s’est livré à des trafics ayant rapport avec les kopanki, les houillères clandestines. C’est comme ça qu’il a fini décapité. La famille s’est repliée à la campagne, d’où notre héroïne a réussi à s’échapper grâce au mannequinat, qui lui a ouvert les portes de l’Ouest. Mais échec de sa carrière, retour au point de départ, où, la compote de pavots ne rapportant pas assez, elle s’est lancée dans le commerce des ovocytes, dans lequel elle est vite devenue, de donneuse, organisatrice. C’est ainsi qu’elle est entrée en contact avec les puissants, autrement dit avec les mafieux. Parmi eux, Roman, dont elle s’est éprise, avant de découvrir le rôle que lui et son clan ont joué dans la disparition de son père (voir plus haut). L’assassinat d’un autre fils de chef l’a contrainte à fuir en Finlande. Mais l’a-t-elle vraiment tué ? Qui est la revenante du banc public ? Comment tout ça finira-t-il ?

     

    Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. D’abord, je ne voudrais pas déflorer votre lecture ; ensuite, je n’ai pas tout compris. Mais ce n’est pas très grave : d’abord, l’intrigue n’est pas, à mes yeux, le plus important dans un livre, ensuite, il n’est pas sûr qu’elle soit si importante que ça pour Sofi Oksanen elle-même. Certes, il n’est guère question d’autre chose. À part quelques passages où la nostalgie fait ressurgir des images, des odeurs, des bribes de décor, on ne nous parle que d’action, c’est-à-dire, essentiellement, de calculs : l’argent, la réussite, la peur de perdre ce qu’on a gagné sont les uniques préoccupations des uns et des autres. À commencer par la narratrice, qui, toute petite déjà, avait en guise de « jardin secret » une « cachette pour le plumier contenant [son] épargne, les petites économies grâce auxquelles, un beau jour… »

     

    Conte de Grimm

     

    Mais cette réduction du récit à une dimension quasi unique, avec l’impression d’étouffant labyrinthe qu’elle provoque, est peut-être la meilleure manière de décrire le monde dont Sofi Oksanen veut nous parler. Son Ukraine est « un conte de Grimm devenu réalité », et un conte peu merveilleux. Parlant du fils d’un de ses clients, l’héroïne évoque par antithèse la vie du jeune Ukrainien moyen : « S’il va à l’armée, ce ne sera pas pour être envoyé sur le front. Après l’école, il n’ira pas ramper au fond d’une kopanka pour gratter le charbon souillé de cendre et de soufre, il ne fabriquera pas des armes avec ses battes de base-ball en y plantant des clous. Il n’apprendra pas à faire des cocktails Molotov avec des ampoules ». Dans l’univers où le roman nous plonge, tout se négocie et se paye. La législation est « exceptionnelle au sujet de la procréation médicalement assistée : seuls les futurs parents jouiss[ent] d’une protection juridique, les donneuses (…) n’[ont] aucun droit », mais se laissent examiner comme du bétail, sachant que, grâce à elles, leurs frères et sœurs pourront faire des études.

     

    Les rois de ce monde sont issus d’une caste qui s’est « cramponnée à ses privilèges d’une décennie à l’autre, d’une révolution à l’autre, d’un régime à l’autre », et qui mène une existence entièrement vouée au pouvoir et à la réussite matérielle. Jusque par-delà la mort — voir l’hallucinante visite d’un cimetière où les défunts se sont fait représenter dans la pierre avec leurs Mercedes, leurs téléphones Nokia, leurs chaînes en or…

     

    Il faut un moment pour comprendre que quelque chose donne quand même un sens à ces vies. Olenka se souvient que son père l’appelait son « rayon de soleil ». Ce père même ne s’attendrissait guère que sur la tombe de son père. Roman va se recueillir sur la tombe du sien, dont un chef de clan occupe à présent près de lui la place… Ce que Sofi Oksanen nous raconte, en réalité, est une histoire de pères et de meurtres de pères. Fils et filles héritent du pays en morceaux que leurs géniteurs leur ont légué, et leur désir frénétique de s’en arracher n’a d’égal que leur besoin d’y rester pour y montrer à leurs aînés qu’ils peuvent faire aussi bien qu’eux. Cette contradiction profonde, ce passé sans fin reproduit ne sont peut-être pas propres à la seule Ukraine…

     

    P. A.

     

    Illustration : à Dnipropetrovsk...

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