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Le Divan illustré, Michel Longuet (Les Impressions nouvelles)
En lisant Adresses fantômes (Grasset, 2013), j'avais déjà été frappé par la manière dont Michel Longuet amenait texte et dessins à échanger leurs caractères respectifs pour composer un étrange rébus, qu'il s'agissait pour lui comme pour le lecteur de déchiffrer. Avec Le Divan illustré, qui paraît en cette rentrée 2015 aux Impressions nouvelles, l'illustrateur et cinéaste se fait à nouveau auteur-enquêteur, et mène ce mode d'expression singulier, où les frontières entre les arts se brouillent, à ce qui est peut-être un point d'aboutissement.
Car l'image du rébus est également, on le sait, celle qu'utilise Freud pour parler du rêve, « voie royale » vers l'inconscient. Et Michel Longuet le prend ici, si l’on peut dire, au pied de la lettre. Le Divan illustré constitue en effet le journal, texte et dessins mêlés, d’une analyse. Avec l’aide de « Madame W. », notre auteur-enquêteur fouille ainsi son propre passé, et en rapporte ce roman policier de soi que tout récit d’analyse est aussi un peu.
Mais, justement comme dans l’analyse, tout repose ici sur un dispositif particulier. Il y a le texte proprement dit, découpé en récits de séances, avec trois longs développements complémentaires ; il y a des dessins pleine page, représentant souvent dans un souci de précision extrême des détails apparemment secondaires, grossis et surdimensionnés selon la logique du déplacement ; il y a des dessins plus petits, savamment intégrés au texte, qui comprennent, ou non, des dialogues ; d’autres petits dessins légendés qui sont comme ajoutés en marge ; enfin, çà et là, des photos. Tous ces éléments se complètent ou dissonent pour construire un cheminement de plus en plus rigoureux. Certaines images reviennent en se transformant, tels ces divans croqués à la fin de chaque récit de séance, toujours semblables et jamais identiques (« Je n’arriverai jamais à le dessiner tout à fait comme il est ce divan »), qui disparaissent pour faire place à d’autres objets lorsque l’analyse approche de sa conclusion. En cours de route émergent et se précisent d’effrayantes figures parentales, et remontent des secrets de famille du temps de l’Occupation, comme dans un roman de Modiano. On aura assisté aussi à la naissance d’une vocation, entre les vignettes du chocolat Poulain, en particulier « celles représentant des esclaves de la série Histoire romaine », et les premières tentatives personnelles (« Mes cousins (…) m’avaient demandé de dessiner leurs bites sur un cahier d’écolier à gros carreaux »).
Et, dans tout cela, ce qui frappe le plus et qui donne à l’entreprise toute sa force, c’est la légèreté. Je n’entends pas par là frivolité, évidemment, mais art de ne pas appuyer et de se déplacer par glissement sur les surfaces. Cela s’applique au texte, lisse, faussement naïf, se gardant toujours du commentaire. C’est vrai aussi des dessins, sans ombres, dans un parti-pris de ligne claire qui leur confère l’exactitude hallucinée des images de rêve. Mais, surtout, la légèreté comme art des surfaces est au principe de la logique même qui sous-tend l’œuvre dans son ensemble. Comme en analyse, c’est en effet de l’association, c’est-à-dire de la simple juxtaposition, que naît le sens. Ainsi par exemple de la séquence qui, partant du dessin d’une mouche volant dans la chambre d’hôpital où se prépare à mourir le père, glisse au goût de celui-ci pour la pêche (à la mouche ?) et aboutit à un épisode de la guerre où il a peut-être joué le rôle du mouchard.
La surface, c’est aussi l’humour, que Deleuze, chacun s’en souvient, opposait à l’ironie, laquelle suppose la profondeur. Le charme et la justesse ultimes du livre de Michel Longuet sont peut-être dans cette légèreté-là, qui renvoie à l’enfance et parfois, très délibérément, à la bande dessinée, qui joue de l’incongru, notamment dans les récits désopilants d’expériences sexuelles souvent calamiteuses (« Mais qu’est-ce que tu fais, dit-il. Je te caresse, dis-je. Alors que cela reste entre nous, dit-il »). L’inconscient, encore lui, ne fait pas le tri : la violence et l’absurde s’y côtoient. Comme sur les pages de Longuet, où écriture et dessin, rendus par leur association même à leur pure nature de traces, rendent aux surfaces toute leur inquiétante profondeur.
P. A.
Les dessins illustrant cet article figurent dans le livre de Michel Longuet et sont reproduits avec l'aimable autorisation de l'auteur.
Tags : Le Divan illustré, Michel Longuet, Les Impressions nouvelles, rentrée 2015
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Commentaires
Formidable critique qui va me faire me précipiter sur le livre dès mon retour à Paris...
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...un ami qui vous veut du bien !
Alors il l'a enfin publié, ce divan ! Dommage que la version en couleur de son blog ait été retirée, celle qui m'arrachait des fous-rires à chacune de mes lectures.
J'espère que le livre est à la hauteur du vieux blog, et alors, cher Michel, que ma prophétie (la bonne) se réalisera !