• Le ciel était vide, Inge Schilperoord, traduit du néerlandais par Françoise Antoine (Belfond)

    photo Pierre AhnneDans La Tanche (1), Inge Schilperoord, forte de son expérience de psychologue judiciaire, entreprenait de nous faire partager les obsessions d’un pédophile. On ne s’aventurait qu’avec réticence dans un ouvrage qu’on imaginait redoutablement sociétal. Mais, en évitant tout commentaire et tout discours, en traitant les pensées comme des objets pareils aux autres, l’écrivaine néerlandaise plaçait son lecteur dans une position plus perverse que moralisante.

     

    Ce livre-ci, nous dit la quatrième de couverture, décrit « la dérive d’une jeune femme flirtant dangereusement avec l’islamisme radical ». À nouveau, on craint le pire. Et, à nouveau, on est (heureusement) surpris. D’abord, parce que rien n’arrive. Les kalachnikovs ne crépitent que sur des écrans, et, si un attentat-suicide précipite le dénouement, les fantasmes de l’héroïne sont peut-être seuls à faire le lien entre cet événement advenu en Syrie et la réalité qui est la sienne dans une grande ville des Pays-Bas.

     

    Islamisme et adolescence

     

    Cette héroïne s’appelle Sophie. Elle a dix-sept ans. Orpheline de mère depuis des années, elle vient de perdre aussi son père. Lequel, avocat, défendait les jeunes gens ayant cherché à quitter l’Occident pour le Califat, ou ayant été arrêtés en chemin. Au grand dam de sa tante, avec laquelle elle habite à présent, Sophie a repris à son compte la fascination paternelle pour l’Islam. Elle prend des cours d’arabe, rêve de se convertir, regarde des vidéos où elle voit « des choses qu’elle [voudrait] oublier. Mais aussi des images [dont] elle ne se lasse pas » (« Des voiles dorés soulevés par le vent, des tanks vrombissants avançant dans le désert (…), des voix de femmes et de jeunes filles fusant dans les aigus »). Elle cherche l’amitié de Zala, une jeune Afghane de son âge, et découvre, dans un dossier trouvé parmi les affaires de son père, l’existence d’Isra, qui est repartie en Syrie aussitôt après avoir été libérée, grâce à son avocat, dont elle a du même coup ruiné la réputation, le poussant peut-être au suicide.

     

    Sophie n’aura de cesse qu’elle ne retrouve sur Internet la trace d’Isra, installée dans le Califat et désormais veuve de « martyr », puis n’entre en contact avec elle. Pour contribuer à la faire arrêter ? Pour la rejoindre ?... Elle ne sait pas très bien. Le plus grand désordre règne dans son esprit, où nous confine l’usage exclusif du point de vue interne. C’est le désordre de l’adolescence… La brillante idée d’Inge Schilperoord est de traiter l’islamisme comme un problème d’adolescence plutôt que de société.

     

    Ombre et lumière

     

    Sophie rêve d’absolu. Elle cherche Dieu. « Allongée seule par terre dans le salon déjà vidé » de l’appartement qu’elle partageait avec son père, « maintenue à sa place par un rayon de soleil oblique, pointé sur elle comme une lame », elle a eu soudain la certitude de devoir « [se] rapprocher du Dieu du Coran ». Et cette aspiration se confond avec la fascination, voire le désir, pour l’Autre : chez Zala, les objets, les couleurs des tapis, la langue, la proximité du corps de l’amie, son haleine « fraîche et sucrée, un mélange de cardamome et de fudge » lui donnent envie de « se taire et résister au temps (…). Peut-être alors Dieu ne serait-il plus nécessaire »…

     

    Ce désir est celui du père, avec toute l’ambiguïté d’un tel génitif. En imagination, Sophie parle à Isra : « Tu connaissais mon père. Mon père te connaissait (…). Pourquoi se donnait-il tant de mal pour toi ? » À sa jalousie se mêle l’obscur besoin de venger le père ou de réparer sa faute, sa culpabilité à lui devient la sienne, et, peu à peu, entre fantasmes et insomnies, le sentiment d’une responsabilité écrasante vient peser sur la jeune fille : « Le sentiment de devoir agir, maintenant, tout de suite. Le sentiment que (…) tout repos[e] sur ses épaules ».

     

    Nocturne, baigné dans l’éclat des écrans, le monde de Sophie ressemble à un mauvais rêve, où gestes, objets, obsessionnellement décrits et manipulés, paraissent frappés d’un sort et reconstituent l’atmosphère de conte maléfique où nous avait déjà plongés La Tanche. C’est l’automne, « l’éclat froid » des étoiles donne « un aspect lugubre aux arbres de plus en plus dénudés », les voitures « fus[ent] au loin », le jardin est « désert », « le vent gém[it] ». « Partout l’ombre et la clarté, le scintillement de la pluie et des lumières »… La lumière joue un grand rôle, cette lumière que Sophie, dans l’espoir de « se purifier », cherche partout. En vain. Car la réalité est un irrémédiable clair-obscur. Et Inge Schilperoord, c’est là sa force, en montre les pièges et les détours sans essayer de les éclairer.

     

    P. A.

     

    (1) Belfond, 2017, voir ici

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