• La Filature, Arnaud Sagnard (Stock)

    en.wikipedia.orgC’est à la fois très simple et très alambiqué. Daniel Stein est un vieux chauffeur de bus expérimenté, bien noté, qui conduit depuis des années sur la ligne la plus appréciée des chauffeurs de Los Angeles. Un beau matin, le DRH de la compagnie lui indique qu’il va passer en équipe de nuit (= « rallier la lie du métier, les nouveaux, les branques à mauvaise réputation, les pauvres, les manchots »). En fait, c’est un test. Et même un « stress test » : si Stein accepte sans broncher ni flancher, les autres conducteurs supporteront aussi la réforme qui s’annonce au nom de la mobilité. Et la Pacific All Risk Insurance sera prête à assurer la compagnie de transports. En attendant, elle a chargé Jonathan Harris, un de ses agents, de suivre et d’épier le cobaye pour observer ses réactions.

     

    Polar hypothétique et « putain de poisson »

     

    Partant de cette hypothèse biscornue, Arnaud Sagnard déroule, en alternance, un récit à la troisième personne privilégiant le point de vue de Stein, les commentaires, à la première personne, de Harris, et des témoignages recueillis par lui pour compléter son dossier (l’ex-épouse de Stein, le psy qui l’a un temps suivi…). Sans cacher à quelles sources il puise… On est dans la ville de Chandler, laquelle est également celle du cinéma. Et le même Chandler, « l’auteur du Grand Sommeil, s’[est] collé au scénario d’Assurance sur la mort », de Billy Wilder, « film préféré » de l’assureur Harris, dans lequel tout repose, comme l’indique le titre, sur une sombre affaire d’assurance. « Putain de ville où tout se rejoint, putain de films et putain de vie », râle l’enquêteur. Et le roman, qui nous donne le rapport final qu’il aura rédigé et nous le montre observant son « sujet » derrière la vitre d’une voiture ou le store d’une fenêtre, procède ainsi à une double mise en abyme. Tout en jouant sans cesse avec la possibilité du polar, ses effractions nocturnes, ses pièges machiavéliques, sa critique sociale sous-jacente.

     

    Seulement, le caractère peu vraisemblable de la situation initiale aurait dû nous avertir : nous sommes dans un faux polar ou, disons, dans un polar mou, sans qu’il faille ajouter ici à l’adjectif de connotations péjoratives. Ce qui peu à peu s’impose, c’est le portrait d’un personnage singulier, lequel n’a rien d’un homme d’action. Notre chauffeur de bus refuse en effet discrètement mais fermement de s’impliquer dans le jeu de la vie sociale ou même de la vie tout court. Il veut « qu’on le laisse » et a toujours préféré « rest[er] à l’écart des choses, quelles qu’elles fussent ». Si son ancienne épouse l’a quitté, c’est parce qu’il « est invivable de vivre avec quelqu’un qui n’a littéralement aucune activité ». Soucieux de percer à jour cet homme sans qualités, Harris repérera bien quelques pistes prometteuses : Stein pense avoir un poisson coincé dans la gorge, il enregistre depuis des années sur bandes magnétiques ses souvenirs, notamment d’enfance, car « ce putain de poisson (…), c’[est] l’enfance perdue, l’espace béant qu’elle [a] laissé en lui ». Regret ou obsession de l’enfance qui se retrouvent dans la passion avec laquelle l’homme observe les skaters, ou dans le profond bonheur qui l’envahit quand il mange un biscuit glacé provenant d’une machine à friandises (« Sur l’emballage (…) étaient dessinés des sommets montagneux parfaitement triangulaires et, plus bas, la silhouette d’un ours polaire marchant le long d’une surface bleutée »).

     

    La ville mise à plat

     

    Mais tout ça ne mène pas très loin, et le dessert enfantin bas de gamme renvoie surtout à l’image décalée qui nous est donnée de l’Amérique, singulièrement d’une de ses villes majeures. « Au contraire de Chicago et de New-York », Los Angeles, nous dit le narrateur, « n’[est] jamais entrée dans l’ignoble course aux gratte-ciel ». Elle s’est contentée « d’épouser le territoire », et on y déambule comme « entre les cases [d’un] labyrinthe ». Réduite pour l’essentiel à un jeu de noms propres (« Pulga Canyon », « Pacific Palisades »…) et de données topographiques, elle semble consister en une succession de lieux anonymes et, à tous les  sens du mot, plats : « espaces couverts de crépi effrité où trôn[ent] des chaises en plastique blanc, où l’on [sert] des cafés manquant d’arôme et des gâteaux trop secs », « blocs, lignes, voies rapides, échangeurs, allées »…

     

    Dans ce décor, l’insaisissable chauffeur se dérobera de la façon la plus naturelle et la moins spectaculaire possible. Dans la capitale mythique de tous les mythes, Arnaud Sagard choisit de tourner le dos aux séductions attendues de l’imaginaire. Il en résulte un objet littéraire singulier, flottant, systématiquement indécis, qui tient du Nouveau Roman ou de la ballade pour saxo style West Coast – … et n’est pas dépourvu d’un certain charme poétique.

     

    P. A.

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