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La Couleur du lait, Nell Leyshon, traduit de l’anglais par Karine Lalechère (10-18)
Le livre de Nell Leyshon s’inscrit délibérément dans une tradition : celle d’un certain roman anglo-saxon et campagnard, qui, de Jane Austen avec ses presbytères à Edna O’Brien et ses Filles de la campagne, traverse tout le XIXe siècle et étend quelques prolongements jusqu’au XXe. On pense aux Brontë, à George Eliot, à Thomas Hardy, surtout à Mary Webb. Car si Mary, l’héroïne de La Couleur du lait, n’a pas, comme Sarn, un bec-de-lièvre, elle est affligée d’une « patte folle » et cette malformation fait d’elle un être un peu à part, sorte d’elfe claudiquant, obstinément optimiste, dont les cheveux « ont la couleur du lait ».
Un usage imprévu du fil à fromage
Mais nous ne sommes plus au XIXe siècle, ni même au XXe, le féminisme a pris des tons plus résolus et si l’écrivaine britannique, dont c’est le premier roman traduit en français, revisite le passé, c’est pour l’examiner au crible d’une radicalité qui est toute d’aujourd’hui. Elle dit sans détour la violence exercée par le père sur les cinq femmes de cette famille de fermiers en « l’an de grâce mille huit cent trente », le travail incessant pour Mary, ses trois sœurs et leur mère, l’exploitation systématique. Quand l’héroïne, qui n’a « jamais été plus loin que le champ de l’église où qu’on mène les bêtes », doit se rendre au presbytère pour y prendre soin de la femme cardiaque et fragile du révérend, une possibilité d’émancipation relative semble s’esquisser pour elle. Mais si des rapports chaleureux se tissent entre la jeune fille et la malade, l’époux, devenu veuf, n’apprendra à lire et à écrire à sa bonne qu’en lui vendant fort cher cet enseignement. Tout ça finira mal, on découvrira un usage imprévu et sans concession du fil à fromage.
Une voix qui ne cache rien
Cependant la radicalité que j’évoquais ne réside pas seulement dans la peinture brutale des rapports entre classes et sexes. Elle est aussi, et d’abord, dans l’écriture. C’est Mary, instruite par son employeur, qui nous parle, d’un lieu et d’un moment qu’on ne découvrira qu’in extremis : « ceci est mon livre et je l’écris de ma propre main » dit-elle, sans majuscules – petite coquetterie dont on ne voit pas trop l’intérêt. D’autant que Nell Leyshon, pour faire entendre la voix de cette fille de quinze ans tout juste tirée de son ignorance, a su lui forger une langue très convaincante, absolument pas réaliste, qui oscille habilement entre les registres populaire et savant. La jeune narratrice ignore l’introspection. C’est à peine si elle risque : « mon esprit s’agitait et refusait de se calmer comme une abeille en été ». La plupart du temps elle est tout entière tournée vers le monde extérieur, ce qu’elle ressent ne s’exprime que par les gestes, minutieusement rapportés, et le rapport aux choses. Celles de la nature tiennent une grande place dans ce roman dont les quatre parties correspondent chacune à une des saisons de l’année 1830. « l’herbe était haute et jaune. les ombres s’allongeaient. les ronces étaient couvertes de baies et les pommes mûrissaient dans les arbres » écrit la narratrice. Ou encore : « il y avait des génisses qui broutaient bruyamment partout dans le champ, des corbeaux tournoyaient en criant autour des arbres, la lune montait dans le ciel et les étoiles s’allumaient les unes après les autres ». Et la force d’évocation de ce type de notations s’expliquera rétrospectivement par la situation où se trouve, comme on l’apprendra au dénouement, celle qui parle.
En attendant, l’écriture brute et subtile de Nell Leyshon suscite et fait indéniablement exister un personnage : on se glisse avec une facilité surprenante dans la tête de cette drôle de fille dont la « voix », elle le dit elle-même, ne « cache rien ». Exemple : « le père, il est dehors ?/oui./donc il est toujours vivant./eh oui./dommage ». Cette franchise explosive, ou mieux cette inaptitude congénitale à l’opacité, fait éclater à chaque page la réalité des rapports d’exploitation. Mais elle n’est que l’autre aspect d’une transparence essentielle, qui ouvre la petite sauvageonne au monde et à la jubilation de s’y trouver. « quand je suis triste », dit Mary, « je dois faire un effort pour me souvenir pourquoi. sinon je redeviens heureuse ».
P. A.
Tags : Nell Leyshon, roman anglais, rentrée 2015
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