• Junil, Joan-Lluís Lluís, traduit du catalan par Juliette Lemerle (Les Argonautes)

    alrauna.tumblr.comC’est un roman qui commence par une phrase de conte : « Il y avait un homme qui méprisait sa fille ». Après quoi on pénètre dans ce qui a d’abord toutes les apparences d’un roman historique. Nous sommes à Nyala, quelque part aux confins nord de l’Empire romain. Un empire tout récent : on apprendra plus tard qu’Ovide est déjà exilé sur les bords de la mer Noire, mais pas encore mort ; l’action se déroule donc entre 8 et 17 après Jésus-Christ ; Auguste vient de fonder, à la place de la République romaine, un régime politique nouveau.

     

    Joan-Lluís Lluís, qui, quoique né à Perpignan, écrit en catalan et publie à Barcelone, brosse le tableau criant de vérité d’une bourgade très éloignée de la capitale, avec ses ruelles et ses monuments, ses castes et ses intrigues. C’est là que vivent Junil et son libraire de père, qui ne se contente pas de la mépriser mais la maltraite et l’exploite, la contraignant d’abord à coller tout le jour les papyrus destinés à devenir des livres, puis à collationner à la bibliothèque locale les vers qu’il mettra bout à bout pour se faire une réputation d’homme de lettres.

     

    Chez les Barbares

     

    Car, au contact de deux esclaves instruits, la jeune fille a appris à lire et s’est prise de passion pour l’œuvre d’Ovide. Pourquoi Ovide ? Parce qu’il est l’auteur des Métamorphoses… Quand un jeune patricien veut la séduire, Junil « refus[e] d’être ce que les autres [veulent] qu’elle soit ». Après s’être débarrassée, avec une cruelle astuce dont je ne révélerai pas les détours, de l’affreux géniteur, elle fuit, en compagnie de ses deux professeurs et d’un ex-gladiateur, vers le nord, au-delà des frontières de l’Empire.

     

    Nous voilà donc chez les Barbares, probablement en Germanie. À moins que ce ne soit en Dacie ?... On s’aperçoit peu à peu que le roman qui commençait comme une fable était en fait une fable qui commençait seulement comme un roman. Nos amis échappés ont deux buts, lesquels se complètent : Junil veut aller rencontrer son poète favori à Tomis (actuelle Roumanie), où Auguste l’a exilé pour des raisons (toujours aujourd’hui) inconnues ; les trois autres veulent atteindre, encore un peu plus loin, le pays des Alains, peuple qui, dit-on, n’a pas d’esclaves (« Ils trouvent ça indigne »). Cette marche vers la liberté et l’accomplissement personnel est jalonnée d’invraisemblances : le simple fait qu’ils survivent en est une, que Junil conserve jusqu’au bout sa virginité une autre, encore plus grande ; des hommes et des femmes viendront se joindre à eux en cours de route, constituant un groupe où tous s’entendent au mieux, se fabriquent « un parler unique, rapiécé », mais commun, et ceux qui savent lire enseigneront cet art aux autres…

     

    Dans les livres

     

    Il est beaucoup question de dieux, de sacrifices et de rituels, bien entendu. Cependant certaines des divinités évoquées, et gravement récapitulées dans un index final, semblent marquées au coin de la pure fantaisie. Comme paraissent fantaisistes certaines références littéraires, et d’une espiègle désinvolture les données ethniques ou culturelles des peuplades croisées dans les forêts profondes. Notre fable n’avait décidément que les apparences du récit historique.

     

    L’avancée des héros vers une liberté, une égalité et une fraternité parfaitement anachroniques prend pourtant, mine de rien, des airs d’épopée : « Et ils vont vers le sud (…). Jour après jour, les paysages devant eux s’ouvrent, se déploient ou résistent, puis débouchent sur d’autres paysages qui à leur tour s’ouvrent, se déploient ou résistent »… C’est aussi que, nourris et pétris de leurs lectures, les trois personnages principaux, Trident, l’esclave-libraire, Lafas, l’esclave-bibliothécaire, Junil elle-même, la passionnée de poésie, trouvent le sens de leur destin dans les textes qui les ont bercés. Le narrateur s’amuse parfois de voir ses créatures « surg[ir] de la page blanche » ou y rentrer, les observant de haut comme un des dieux de leur panthéon. Nous les entendons avec lui s’entretenir du mystère des langues (il y en a « au moins quinze » dans le monde), découvrir auprès d’un vieux barde barbare la poésie purement orale, méditer sur le pouvoir des « mots qui dévoilent ». Le grand thème, le voilà : c’est la littérature – sa conception, ses pouvoirs, ses supports (entre papyrus et premiers codex), sa transmission ; sa fonction dans la vie d’individus issus des plus basse couches sociales, et qu’elle élève au-dessus d’eux-mêmes comme de ceux qui les oppriment.

     

    Tel est le vrai sujet de ce récit baroque, singulier, trompeusement érudit. On est content, malgré tout, avouons-le, de retrouver, après un aussi long voyage, le romanesque pur et franc, pour un finale d’une inventivité et d’une insolence réjouissantes. On regrette un peu que le personnage le plus complexe et le plus attachant, qui donne son titre à l’ouvrage, se fonde trop longtemps dans la masse des autres. Mais on admire l’astuce retorse, et l’enthousiasme d’un tel hymne à l’art du conteur.

     

    P. A.

     

    Illustration : René-Antoine Houasse, Apollon et Daphné, 1677, détail

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