• Heurs et malheurs du sous-majordome Minor, Patrick de Witt, traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson (Actes Sud)

    photo Pierre AhnneL’habitude est venue d’outre-Atlantique et je l’ai déjà évoquée plus d’une fois. Aucun livre atteignant l’épaisseur désormais réglementaire de 300 pages minimum ne saurait plus s’en passer : les remerciements ; une bonne page, avec un mot gentil pour les amis proches et lointains et l’obligatoire mention des parents, des frères et des sœurs. Étonnant de voir à quel point les auteurs actuels ont l’esprit de famille et besoin d’aide.

     

    À cette première liste, Patrick de Witt en ajoute une seconde, laquelle, qui sait, deviendra peut-être aussi inévitable : celle des écrivains dans les œuvres desquels il s’est « plongé » alors qu’il écrivait Heurs et malheurs du sous-majordome Minor. À dire vrai, on ne pense à aucun de ces auteurs en le lisant, sauf, par moments, à Robert Walser — le sous-majordome du romancier américain ayant un peu de la candeur peut-être fausse et de la fondamentale virginité du Commis inventé par le grand écrivain de langue allemande.

     

    Les joies du pastiche

     

    On ne peut évidemment pas placer pour autant De Witt au même niveau que Walser ou qu’aucun des autres auteurs auxquels on pense bel et bien en lisant l’histoire de son Minor : Thomas Mann (celui des Confessions du chevalier d’industrie Felix Krull), Bram Stoker, Lewis Carroll ou, cela va sans dire, Kafka. Mais qu’on pense à eux est déjà considérable. Et ne boudons pas, air connu, une lecture de vrai plaisir : voici un roman plein de vitalité, de drôlerie et d’adresse, qui se lit d’une traite malgré ses 390 pages.

     

    Plaisir, tout d’abord, du pastiche. Tous les romanciers nommés ci-dessus, d’autres encore, sans parler de bien des souvenirs cinématographiques, traversent l’esprit du lecteur « plongé » dans le roman de De Witt, en un joyeux méli-mélo de concrétions imaginaires. On est dans un pays étrange, où l’on s’appelle Lucy ou Olderglough aussi bien que Memel ou Klara ; à l’ouest il y a la mer, à l’est des montagnes, de la neige, du « gâteau aux graines de pavot ». Il y a un château « colossal », « menaçant », habité par un baron fou qui « dort le jour », et où le jeune Minor du titre vient s’engager comme « sous-majordome ». Non loin se trouve le « Très Grand Trou », dans lequel on disparaît mais d’où, en suivant un saumon tenu en laisse le long d’une rivière souterraine, on remonte, pour se trouver dans « un champ plat d’herbes hautes avec en son centre un pommier », sous lequel on s’endort. Auparavant on aura croisé bien des personnages bizarres, vécu une histoire d’amour et de fugitives orgies sadiennes, au cours desquelles les participants se giflent avec des morceaux de tarte et se flagellent au moyen de saucissons. Beaucoup de conversations d’une réjouissante absurdité se seront menées.

     

    Fable sans morale

     

    Mais nous étions prévenus, et dès le début du livre : « Lorsque Lucy [Minor] se décidait, il devenait un menteur accompli, capable de rapporter une information totalement contraire à la réalité avec une conviction et une sincérité exemplaires ». La conviction, le narrateur d’Heurs et malheurs… n’en manque pas non plus, et son inlassable inventivité en matière de rebondissements et de détours multiples rendrait toute tentative de résumé vaine et quasiment impossible. De tout cela ressort cependant l’impression d’une logique qui pour être parfois absurde n’en reste pas moins irréfutable. Où conduit-elle ? Quelle morale tirer de ce qui se donne comme une fable initiatique semée de symboles probables dont on ne voit pas très bien ce qu’ils symbolisent exactement ? « Comédie de mœurs » glisse, sans se mouiller, la quatrième de couverture, certes, mais on se demande de quelles mœurs il s’agit. Si la violence, le vol et la tromperie se rencontrent à tous les coins de l’univers calmement loufoque de De Witt, ils ne sont pas non plus systématiques au point de faire croire à quelque allégorie moralisatrice sur la vilenie des humains en société.

     

    Revenons au texte proprement dit, fort bien traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson. (Ce qui rend d’autant plus déplorables les fautes de français qui le déparent : quelqu’un aurait dû expliquer à ce couple sympathique que, pour réclamer plus de fromage, on ne s’écrie pas : « D’autre fromage », et que personne « n’observ[e] le sang couler ». Passons.) Le pastiche, par définition, fait de tout écrit une allusion à d’autres textes. Et ici, l’écriture, détachée, ironiquement méticuleuse, le refus de l’analyse psychologique, grâce auxquels le narrateur se maintient à la surface de ses héros et de leurs aventures, achèvent de donner l’impression que le récit désigne, entre ses lignes, autre chose que ce qu’il dit. Mais en se gardant d’indiquer quoi, n’est-ce pas le fonctionnement même de la littérature en général qu’il met en évidence et qui devient l’objet d’une longue et rocambolesque périphrase ? Dans sa profondeur en trompe l’œil, le roman de Patrick de Witt n’est peut-être en définitive qu’un petit mais réjouissant monument élevé à cette divinité perverse.

     

    P. A.

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  • Commentaires

    2
    Samedi 22 Avril 2017 à 17:44

    Oh, ce pourrait fort bien être une lecture de vacances, stimulante et jubilatoire...

     

    1
    Marie Guegan
    Samedi 22 Avril 2017 à 12:57

    Je sais que je ne lirai pas ce livre ( pas le temps) mais  c'est un vrai plaisir de vous lire et de raconter votre expérience critique de lecteur.

     

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