• Haine, José Manuel Fajardo, traduit de l’espagnol par Claude Bleton (Métailié)

    londresmag.comÇa commence bien : « À la tombée de la nuit, la ville plongeait dans un épais brouillard qui semblait plutôt monter du fleuve que tomber du ciel, une purulence de ses eaux pestilentielles, un brouillard qui rampait dans les ruelles et virait au jaunâtre, comme s’il prélevait au passage la crasse des quais et des quartiers portuaires, malgré les derniers rayons du soleil qui lui arrachaient encore quelques éclats de cuivre trompeurs ». Par cette longue phrase sinueuse, à l’image de ce qu’elle décrit, l’auteur et son traducteur mettent en place une métaphore qui renvoie tant à la « haine » du titre qu’aux rêves de la nuit qui viennent estomper la réalité (et le réalisme) ; tout en annonçant une entreprise placée sous le signe d’un baroque bien ibérique.

     

    Le maquereau aimait les cannes

     

    Plutôt que le « court roman » que décrit l’éditeur, nous avons ici deux nouvelles entrecroisées. L’une met en scène Mr Wildwood, qui vit, en 1888, dans le Londres brumeux auquel renvoie l’incipit cité plus haut. Après avoir renoncé à sa première profession de vétérinaire expert dans l’art d’« éventrer un porc » (?), il a ouvert, à Soho, le commerce de cannes auquel son nom le destinait aussi. Mr Wildwood voue aux habitants de son quartier populaire « une haine féroce », mais, rongé de ressentiment, il abhorre tout autant les « confortables bourgeois » (et, surtout, comme la suite le montrera, les aristocrates). Un certain Hyde vient lui commander une canne, adressé par un autre client, le docteur Jekyll. Quand ce visiteur patibulaire se révélera le criminel qu’on pressentait, Wildwood croira voir en lui « l’ange exterminateur dont il avait rêvé toute sa vie ». Il sera déçu, et décidera de prendre lui-même les choses en main.

     

    En alternance, voici le jeune Harcha, qui vit dans la banlieue de Paris en 2015. Sous la tutelle de son père, « le roi des pneus », il berce son ennui en rêvant aux « actions djihadistes », qui le remplissent d’une « horreur mêlée d’admiration ». Diverses péripéties l’amènent dans un improbable bordel, dont le tenancier va lui offrir un avenir conforme à ses songes, en l’envoyant, pour commencer, faire des repérages au Bataclan (le mauvais lieu, on l’a compris, n’était en effet qu’une couverture).

     

    Entre ces deux récits qu’est censé unir un jeu de miroirs déformants, une seule passerelle : le maquereau collectionne les cannes anciennes. L’invraisemblance et la fragilité de cet unique lien met en évidence le premier problème dans cette affaire de miroirs : il s’agit, nous dit-on, de nous permettre de « distinguer [les] invariants de la haine » ; mais en réalité on ne voit guère le rapport entre Harcha et Wildwood, entre le Paris de 2015 et le Londres de 1888. Certes, dans les deux cas, la haine nous est montrée comme un phénomène d’origine sociale, mais ça ne nous mène pas bien loin.

     

    Question de météo

     

    Les distinguer, ces invariants, dit aussi le prière d’insérer, « à travers la puissance de la littérature ». On a du mal à comprendre ce que ça peut vouloir dire, cependant il est de fait que les références abondent, signalées par l’auteur lui-même en fin de volume : d’un côté, Stevenson, bien sûr, mais aussi Oscar Wilde, Conrad, et, en prime, Jack l’éventreur, qui n’est pas un écrivain, mais presque un héros de roman ; de l’autre, Les Mille et Une Nuits et Don Quichotte, de loin. On voit tout de suite le déséquilibre, qui constitue le deuxième problème de ce livre. Avec Harcha, même si l’écrivain espagnol, traducteur de Proust à ses heures, tient à montrer qu’il connaît Paris, on reste dans le fantasme, c’est-à-dire dans le cliché. Avec Wildwood aussi, mais là le cliché est assumé et fait en tant que tel l’objet même de la fiction. On le connaît si bien, ce Londres du XIXe siècle finissant, ses brumes, sa misère, ses instincts corsetés qui se libèrent par explosion dans les bouges où les possédants s’encanaillent ! Et ce personnage de célibataire aigri et méchant, entre homme du « souterrain » à la Dostoïevski et vieux garçon à la Huysmans, dans combien de récits ne l’avons-nous pas croisé ? Fajardo prend pourtant plaisir à nous raconter encore une fois sa sombre histoire ; nous prenons plaisir à l’entendre une fois de plus ; et cette connivence entre auteur et lecteur atteste qu’on est bien dans la littérature.

     

    Du coup, c’est de ce côté-là, chez le sinistre Mr Wildwood, qu’il faut chercher une image de la haine qui ne tombe pas dans les stéréotypes courants : brouillard au début, elle atteint plus loin un paroxysme quand « la chaleur de l’été, qui arrach[e] des vapeurs fétides au fleuve, et les émeutes des chômeurs (…) finis[sent] par déclencher le cataclysme qui s’annonçait dans l’âme [de Wildwood] depuis des mois ». Question de météo, en somme. Dans la grande ville, la haine s’attrape comme un rhume ou un coup de chaud. Elle est une forme d’humeur, née du temps qu’il fait. Fille de l’air du temps.

     

    P. A.

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  • Commentaires

    2
    Monica
    Mercredi 15 Décembre 2021 à 23:48

    A lire ta critique, il me semble qu'il faut avoir pas mal de bonne volonté pour arriver à rattacher ces histoires, aussi loufoques que baroques, à la littérature... 

      • Jeudi 16 Décembre 2021 à 09:08

        Le simple mot de "baroque" atteste pourtant que c'en est...

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