• Grandes voix : Aragon / Bellow

    www.pinterest.frAragon polémiste, Revue des Sciences humaines, n° 343 (Presses universitaires du Septentrion)

     

    En mars de cette année paraissait cet intéressant ensemble de textes réunis par Adrien Cavallaro. Comme le souligne l’un des contributeurs, « il y a presque pléonasme à formuler l’idée d’un Aragon polémiste ». Non seulement parce que le seul nom du poète « cristallise, aujourd’hui encore, la polémique », mais parce que celui qui signa parfois François La Colère posséda, plus qu’aucun de ses contemporains, l’art de « l’apostrophe assassine » et la « virtuosité dans l’exercice de la dérision ». Dès 1923, lui-même affirmait trouver « infimes les distinctions qu’on fait entre les genres littéraires », ajoutant : « poésie, roman, philosophie, maximes, tout m’est également parole ». Voilà aussi de quoi expliquer ses affinités avec un registre souvent proche de l’oralité, et où domine, dans une subjectivité assumée, l’usage de la voix.

     

    La revue déplie les diversités et les métamorphoses que ledit registre revêtit au long d’une vie qui épousa son siècle. Du surréalisme, avec, notamment, le Traité du style (« Je parle un langage de décombres où voisinent les soleils et les plâtras »), à la conversion au communisme, puis, à la Résistance et, enfin, à la guerre froide. Itinéraire dont l’écrivain tirera lui-même, à plusieurs reprises, le bilan en fin de parcours. La Revue des Sciences humaines l’étudie de façon plus thématique que chronologique, en trois parties, dont la première met en évidence la diversité des genres et des formes où s’illustre l’art aragonien de la polémique : correspondance (« Mais vous êtes trop con à la fin (…). Je vous emmerde infiniment » — lettre de 1927 à Jean Paulhan), préfaces, articles et autres textes, tels ceux où le directeur des Lettres françaises fait l’éloge de Lurçat, modèle opposé à Pollock et aux artistes abstraits en général, surtout ceux venus, en ces années d’après-guerre, d’Amérique.

     

    La seconde partie s’intéresse à la poésie, plus adaptée, pour Aragon, au mode de l’intervention et à l’expression d’une dimension collective que le roman, examiné dans un troisième temps. L’occasion de déconstruire certains a priori sur le prétendu réalisme de celui qui écrivait en 1967 : « Les romanciers, pour la plupart, se partagent en tenants du langage à vulgairement parler, c’est-à-dire qui demandent du feu au premier passant venu, et en tenants de la parole individuelle qui proposent leur propre feu sans se soucier du besoin qu’on en a ». Et de renvoyer dos à dos ces « réalistes vulgaires » et ces « antiréalistes » : « Il va sans dire qu’il y a entre l’un et l’autre camp des écrivains oscillants »…

     

    Il va aussi sans dire que c’est dans le camp des « oscillants » que se rangeait un auteur dont la tendance naturelle fut toujours d’abord, comme le rappelle, dans la publication qui nous occupe, Johanne Le Ray, « un rapport polémique à soi-même ». Ne parlait-il pas, dans Théâtre/Roman, de « l’escrime d’écrire » ? « Ce que je dis bat ce que je voulais dire, et d’ailleurs qui sont les interlocuteurs, ces croiseurs d’éclairs »…

     

     

    Avant de s’en aller, Saul Bellow, une conversation avec Norman Manea, traduit detasteofusa.fr l’anglais et du roumain par Marie-France Courriol et Florica Courriol (La Baconnière)

     

    En 1999, six ans avant sa mort, Saul Bellow a avec l’écrivain roumain Norman Manea un entretien de six heures, qui est filmé pour le Jerusalem Literary Project et sera ensuite publié sous le titre de Before I go. Les éditions genevoises La Baconnière publient cet automne la traduction française de cette transcription.

     

    Dans des Réflexions sur Saul Bellow qui précèdent l’interview proprement dite, Manea explique l’intérêt particulier dont l’auteur américain a toujours fait l’objet en Roumanie, et les conditions dans lesquelles lui-même l’a rencontré puis est devenu son ami après sa propre installation aux États-Unis, en 1986. Il mène ensuite les choses, comme on dit, de main de maître. Entraînant, par ses questions, Bellow dans d’habiles méandres, de l’enfance, au Canada, dans une famille juive émigrée de Russie, à l’intérêt pour Freud, Reich, et Trotski, qu’il va rencontrer au Mexique mais ne verra qu’à l’état de cadavre, le révolutionnaire ayant été assassiné précisément ce jour-là.

     

    On en vient ensuite aux débuts littéraires, au rapport de Bellow à l’écriture, à son œuvre. Aux écrivains (Eliade, Singer, Ionesco…), puis aux hommes politiques que le Prix Nobel 1976 a eu l’occasion de rencontrer ou de fréquenter. Avant une belle ouverture finale où il est question d’amour (« La seule chose que je ne regrette pas c’est d’être tombé souvent amoureux ») et de mort (« On n’a plus la même soif de vivre qu’on avait à soixante ou même à soixante-dix ans. Elle s’évapore petit à petit. D’abord, on en a assez d’avoir peur de la mort. C’est un sujet usant »).

     

    Le résultat, plus qu’un portrait, est quelque chose comme le tableau d’une vie. Une vie marquée d’abord par l’opposition et la rencontre entre l’Europe et l’Amérique, pour celui qui, enfant, parlait « un véritable mélange » de russe, de français, d’anglais, de yiddish et d’hébreu, mais qui, dit-il, était « enchanté de se laisser américaniser ». Une vie où le judaïsme, bien sûr, tient une grande place, et une place problématique. Mais qui évolue par ailleurs d’un certain radicalisme (voir plus haut) vers le scepticisme auquel l’incline « la veine satirique » qui est celle de l’écrivain.

     

    Car c’est avant tout un écrivain qui parle, et pose les grandes questions à un niveau profondément littéraire. Écartant la Shoah comme sujet possible parce qu’« on ne peut rien en faire ». Et liant écriture et morale d’une manière superbement non moraliste : « Je ne me demande pas souvent ce qui est honorable et ce qui ne l’est pas, mais je le fais quand j’écris ; je me demande s’il serait déshonorant de dire les choses de telle ou telle manière ».

     

    P. A.

     

    Illustrations :

    Jean Lurçat, Champagne, 1959

    Immigrants à Ellis Island

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  • Commentaires

    2
    courriol florica
    Lundi 8 Novembre 2021 à 11:28

    Des observations très pertinentes dans cette chronique des interviews de Norman Manea et Saul Bellow- comme seul sait faire l'auteur de ce blog que je remercie, en tant que traductrice - donc lectrice très attentive du texte original- pour l'attention  rigoureuse et emphatique à la fois. Florica Courriol

     

     

      • Lundi 8 Novembre 2021 à 16:06

        Ce commentaire me fait rougir, mais me ravit !

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