• Des kilomètres à la ronde, Vinca Van Eecke (Seuil)

    photo Pierre AhnneC’est l’histoire d’une fascination. La narratrice anonyme a 14 ans. Comme tous les étés, elle passe ses vacances dans la maison que ses parents possèdent dans un village sis quelque part du côté du Massif central. Le mot important, c’est central : on est dans la neutralité d’une campagne française essentielle. C’est là qu’elle les rencontre. Ils y sont nés. Ils s’appellent Phil, Buddy, Mallow, Jimmy, José…, et leurs prénoms ou leurs surnoms renvoient à leur classe — le prolétariat rural blanc. « C’est fou ce qu’ils [sont] beaux ».

     

    Celle qui, on le comprend tout de suite, nous raconte son histoire bien des années après a le coup de foudre. Elle n’aura de cesse qu’elle ne devienne « la fille du groupe », bien qu’en étant « la bourge » unique. Elle sera aussi la « meuf » de Jimmy. Cela durera des années. Elle est étudiante à Jussieu quand l’équilibre de cette double appartenance, inévitablement, se rompt, et que « passer d’une rive à l’autre de [sa] vie » lui devient impossible.

     

    « La façon qu’ils ont de bouger… »

     

    Que s’est-il passé entre-temps ? Rien. Des journées entières à « glander ». Des histoires de motos, de courses en voiture, des blagues potaches et des jeux assez stupides, beaucoup de hasch, quelques suicides, sur fond désespéré d’ennui. Pourquoi ? La province, la relégation sociale, le sentiment vague d’un fondamental abandon… On pense beaucoup à Leurs enfants après eux (Nicolas Mathieu, Actes Sud, voir ici), mais autant pour les différences que pour les évidents points communs. Ce n’est pas faire injure à Vinca Van Eecke que d’observer que son premier roman est moins ample et moins ambitieux que le prix Goncourt 2018. On n’y sent pas battre le pouls de l’Histoire, et les commentaires sociologiques d’un chapitre heureusement tardif n’y ajoutent rien. Le récit ne s’y resserre pas non plus sur des individus qu’il s’agirait de montrer dans leur profondeur. Mais c’est là, en grande partie, ce qui fait son originalité : on reste constamment et exclusivement sur le sujet, c’est-à-dire le groupe en tant que tel. Et cet enfermement dans le groupe va de pair avec la fascination, dont il est l’image.

     

    Fascination pour quoi ? L’autre classe sociale, bien sûr, et jamais l’héroïne ne se sentira pleinement l’une d’eux. D’autant que la fascination est aussi celle de l’autre sexe, pour cette unique fille dans un univers très masculin. On la sent « subjuguée », comme l’ont toujours été, dit-elle, « les gens (…) voués à s’asseoir dans les amphithéâtres », pour leurs corps, ces corps différents, « vraiment là », pesant « du juste poids sur le sol », pour « la façon qu’ils [ont] de bouger », « cette manière d’exister sans maladresse, avec grâce ».

     

    « Peut-être qu’ils n’étaient pas capables de tout »

     

    Mais la grâce, c’est aussi celle de l’adolescence elle-même, et c’est la mythologie adolescente se nourrissant d’elle-même qui attire et obsède une héroïne travaillant fiévreusement et, à la différence probable de ses compagnons, sciemment à s’y inscrire : « Ils seraient héroïques, ils seraient tragiques ou pathétiques, je n’en savais rien, mais ils étaient romanesques », tranche-t-elle. Tout est dit.

     

    Pourtant, il y a encore autre chose… Jimmy, dans les premières pages, fait son entrée monté sur un vélo cross, fend le groupe et se jette sans ralentir dans un étang : « Dans l’élan, les roues tournaient encore, débitant des tronçons de lumière entre leurs rayons. Le vol dura quelques secondes, au loin des vaches paissaient dans des champs aux pâtures grillées… » Ces vaches ne sont là que pour distendre, dans un contrepoint flaubertien à sa manière, l’impression de suspens dans le vide, l’inscrire dans l’esprit du lecteur, et lui signifier l’importance d’une métaphore qui désigne peut-être le vrai cœur du livre, par quoi il est une modeste mais authentique Éducation sentimentale : ce qui fascine surtout ici, c’est le vide ; l’ennui en tant que tel, le rien. Et toutes les activités dérisoires des jeunes héros ne font que le mettre en évidence.

     

    La fascination, tant que ça dure, ça ne peut évidemment que rester sans contrepoint (même si, fugitivement, Phil, Buddy et les autres, « ombres découpées sur l’enceinte du gymnase municipal », deviennent des personnages de comédie). Elle nous vaut certains passages d’un lyrisme un peu discutable (« Nos eaux mêlées nous indifférenciaient et nous buvions nos spasmes à la cime des plus hauts arbres »). Cependant, si l’on ne peut prendre de vraie distance avec elle, on en sort : « Frottés au même macadam depuis des années, nos enthousiasmes ne produisaient plus que de vagues étincelles », constate la narratrice. Et, un peu plus loin : « Peut-être qu’ils n’étaient pas capables de tout comme je l’avais toujours cru ». Les derniers chapitres, récit d’une désillusion et d’une nostalgie, sont, il faut l’avouer, assez poignants. Car ce n’est pas seulement sa jeunesse qu’y pleure l’héroïne désabusée. C’est la jeunesse tout court et sa « grâce » impalpable. À laquelle Vina Van Eecke a composé un hymne fiévreux et sombrement mélancolique.

     

    P. A.

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