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Consoler Schubert, Sandrine Willems (Les Impressions Nouvelles)
On sent un certain embarras dans les précautions et les explications dont Sandrine Willems entoure son roman. Elle s’excuse dans le roman lui-même : « Bien sûr on peut dire que cette histoire est aussi triste que dérisoire, d’un romantisme suranné… ». Elle éprouve le besoin d’ajouter, à la fin du roman lui-même, une « Note sur le roman », dans laquelle elle explique qu’« il y a dix ans » elle a décidé « de ne plus écrire de romans ». Mais, là, « le désir [lui] est revenu » d’en écrire un. Seulement, « un roman qui soit vrai ». À savoir, comme elle le précise dans un long avertissement joint par l’éditeur, « l’histoire de [sa] grand-mère, qui tenait déjà du roman ». (Et de préciser : « rencontre, en sa jeunesse, du "grand amour" ; rupture d’avec l’aimé parce qu’il était marié ; retrouvailles au seuil de la vieillesse ; déception et échec… »)
Le problème du roman
Tant de commentaires indiquent un problème. C’est le problème du roman, justement. Celui de Sandrine Willems illustre une nouvelle tendance au récit désincarné, dont je m’étais déjà étonné à propos d’un autre livre récent (voir ici). Quand se déroule cette histoire ? Marie-Jeanne est dentellière. Elle achète, « chez un brocanteur », un tourne-disque et « quelques soixante-dix-huit tours ». Ce qui lui permet d’écouter Fischer-Dieskau, dont les premiers enregistrements sont plutôt contemporains de l’essor du microsillon — époque où les dentellières s’étaient déjà faites bien rares…
Même incertitude quant aux lieux. Certes, l’héroïne, née dans le Nord, va s’installer en Ardèche, où elle rencontrera le grand amour en la personne d’un bibliothécaire, et ce mot, Ardèche, est répété à l’instar d’une formule magique. Mais l’invocation reste vaine. Rien à faire : « ces rayons trouant les ciels d’Ardèche », « ce paysage, de vert et de grisaille », on ne les voit pas.
Tout s’explique en partie quand notre auteure avoue : elle raconte l’histoire de sa grand-mère, mais c’était sa bisaïeule, la dentellière. Elle a voulu « condenser, modifier, recomposer, comme le fait un rêve, certains éléments » de leurs vies et de la sienne. Soit. Mais sans renoncer au rêve du roman. D’’un roman qui, nécessairement, donne du coup l’impression d’être un peu bricolé.
D’autant qu’il illustre une autre tendance actuelle : à côté du roman biographique, qui s’essouffle un peu, nous avons maintenant le roman avec biographie (en prime, pour ainsi dire). Sandrine Willem, qui aime beaucoup Schubert, veut voir des rapports entre la vie de sa grand-mère, qui, d’après elle, l’aimait beaucoup aussi, et celle de Frantz. Le romantisme… « Peut-être qu’il n’était pas seulement son frère mais son double ». Car lui aussi avait « l’impression d’être écrasé par la fatalité » et « n’aspirait qu’à s’effacer ». Si on veut… En tout cas, ça permet de faire alterner le récit inévitablement mince d’une vie peu spectaculaire avec une biographie du grand musicien, pour laquelle la narratrice s’inspire à l’évidence de lectures abondantes. Il y a un peu d’artifice dans tout ça.
Vertus du bric-à-brac
Et pourtant, et pourtant… Quelque chose, dans ce drôle de livre tout de bric et de broc, fait qu’on le lit, passant sur le manque de rigueur et sur les formules du genre : « Ils allèrent aussi loin que deux humains peuvent se rencontrer ». Quelque chose… Quoi ? La musique. C’est-à-dire, dirait sans doute Sandrine Willems, l’essentiel. Il y a la mélodie, et c’est celle de la phrase, dans laquelle s’entend, sans conteste, un phrasé. Écoutez celle-ci, par exemple, savamment portée par les reprises et par les allitérations : « Qu’allait-elle dire cette fois, bien sûr les autres fois les mots lui étaient venus, mais celle-ci ça pouvait être le blanc, d’ailleurs avec le froid elle avait la mâchoire paralysée, et quand elle serait là, comme la première fois, ça pouvait être l’aphasie ». Ou celle-ci : « On sentait bien que c’étaient deux solitaires qui parlaient, leur parole venait de loin, avait traversé tant de silences, on sentait bien qu’ils étaient tout heureux, d’avoir trouvé un autre solitaire à qui parler ».
D’autre part, le bric-à-brac a ceci de bon que, désordonné par définition, il incite à construire. De façon toute volontariste, mais justement… De ces va-et-vient entre elle (Marie-Jeanne) et lui (Frantz), de ces correspondances opiniâtrement mises en place (la dentelle / la musique), de ces oppositions récurrentes (bleu / vert, blanc / noir, son / silence), naît un rythme.
Et puis, il y a les animaux. Des chiens et, surtout, un admirable âne, dont la rencontre, en une ou deux pages, constitue une micro-merveille. Sandrine Willems, qui avoue tout, avec la candeur de ses héros, signale qu’elle l’a emprunté à Bresson. Encore un emprunt, dans ce livre où, à côté de Schubert, de l’aïeule, de la bisaïeule, de l’auteure elle-même, on rencontre aussi Richter, Beethoven et Rilke. Elle a vraiment voulu y mettre tout ce qu’elle aime. C’est sa faiblesse. Mais peut-être aussi, en fin de compte, sa force.
P. A.
Tags : Sandrine Willems, Consoler Schubert, roman biographique, roman français, rentrée 2020
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