• Ce genre de fille, Sylvie Bocqui (Arléa)

    photo Pierre AhnneCe mince récit pourrait venir s’ajouter à une liste qui tendrait à l’infini : celle des romans d’éducation sentimentale (Adolphe, Flaubert, les jeunes filles et leurs ombres, Meaulnes…, on vous épargnera le poids des exemples). Mais quelques pas de côté suffisent à lui donner une place un peu à part dans cette vaste généalogie.

     

    Le premier : la narratrice est une femme, l’aimée aussi. C’est en Corse que celle-là, adolescente, rencontre celle-ci, à peine plus âgée. « Je me trouvais sous la férule d’un parent qui m’accueillait pour les vacances mais qui (…) résolut de m’interdire de quitter l’enceinte de la maison et du parc dans lequel il louait des bungalows ». Sauf que, dans un de ces bungalows… Coup de foudre, premier baiser. Expulsion par l’oncle indigné, qui réexpédie dans ses foyers la jeune rebelle. Les années passent. Elles ne se revoient qu’épisodiquement, mais elles s’écrivent (« La boîte au coin de la rue était ma chambre dérobée. J’y passais la nuit en pensée, allongée sur l’enveloppe que je venais de jeter »). Elles partagent quand même un lumineux été à Minorque. Puis, les années recommencent à défiler. Elles se revoient une dernière fois. Et ce fut tout, comme aurait dit un auteur cité plus haut.

     

    L’être et l’avoir

     

    Le choix de l’objet n’est cependant pas la principale originalité de l’histoire d’amour qu’on nous raconte ici. C’est cet amour même qui est singulier, d’une singularité résumée en une phrase : « Je n’aimais pas quelqu’un de mon sexe, j’aimais quelqu’un de mon genre. Je voulais être quelqu’un de ce genre, le sien, ce genre de fille ». Peu, voire pas de sexe en tant que tel, donc, une sorte d’innocence, de neutralité enfantine : « Son buste, ses fesses et son pubis ne sauraient se distinguer de son dos, de ses genoux, ses bras, sa tête. Ils étaient intégrés dans le grand nu du corps ». Ce corps lisse, d’un seul tenant, qu’on pourrait sans doute dire phallique, il ne s’agit pas, pour celle qui parle ici, de l’avoir, mais de « l’être — elle ». Et, par là, d’accéder à « un secret qu’elle aurait détenu, elle comme toutes les femmes, et que l’on aurait oublié de me donner ».

     

    Ce désir totalisateur et totalisant, comment le soumettre à la logique de successivité, donc de morcellement, qui est celle du récit ? Ou, mais c’est la même chose, comment, dans le souvenir d’une histoire aussi fragmentaire, ressaisir l’unicité d’une expérience à la limite, comme toutes celles de cette sorte, du communicable ? La réponse radicale que Sylvie Bocqui apporte à cette double question fait la troisième (ou est-ce la première ?) originalité de son livre. Si on parvient, comme je l’ai fait plus haut, à en reconstituer la trame, c’est grâce à quelques indices, lâchés çà et là, comme à regret. Car toute l’armature de ce qui constituerait un roman : circonstances, personnages annexes, détails extérieurs, noms, bref, tout l’emballage réaliste, semble en avoir été systématiquement retiré.

     

    Les fragments et le tout

     

    Qu’est-ce qui reste, dans ces courts chapitres, réduits pour certains à une page ? Des éclats, des images fuyantes arrêtées dans leur course (« Dans la chambre blanche et vide, son élan est resté un trait de couleur fauve ») ; des sensations isolées (« Marie Brizard, cigarette, interdit ») ; des endroits — c’est aussi, en effet, l’amour des paysages qui éclate dans ce livre et s’exprime, bien sûr, en énumérations de fragments colorés.

     

    « Les carnets ont disparu (…). Ne sont demeurées que quelques lignes écrites hors-carnet, hors-cahier, hors-enveloppe », écrit Sylvie Bocqui, dans une discrète mise en abyme. Et ces bribes qui restent, une fois jetées les « enveloppes », sont l’essentiel. Par leur morcellement même, elles atteignent la chair des choses et la lumière de la passion, dans leur continuité paradoxale. Belle leçon de littérature. En moins de cent pages.

     

    P. A.

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