• www.thevintagenews.comSeule la première des huit nouvelles est une histoire de fantômes au sens strict. La narratrice, « nègre », quoique née vietnamienne, pour des écrivains en difficulté, vit avec sa mère aux États-Unis. Elle reçoit la visite de son frère aîné, mort à quinze ans en tentant de la défendre contre les pirates qui avaient attaqué le chalutier à bord duquel eux et leurs parents fuyaient leur pays d’origine. À la dernière page, la jeune femme décide de se mettre à écrire ses propres récits : « Le plus souvent, je pars à la chasse aux fantômes », dit-elle à propos de ce travail. Car, si « les histoires sont de simples inventions de notre part », « nous les cherchons dans un monde parallèle au nôtre ».

     

    Entre ici et là-bas

     

    Comment ne pas lire cette conclusion comme un programme ? De fait, toutes les nouvelles qui vont suivre nous parleront du malheur de venir d’un autre monde. Liem, arrivé à San Francisco après un voyage apocalyptique, couche avec le compagnon de l’homme qui l’a accueilli et l’héberge. La mère d’un jeune narrateur refuse de faire un don à l’association qui finance, depuis l’Amérique, une prétendue armée de libération du Sud — mais elle s’y décide, pour finir, après avoir retrouvé, dans la pauvre demeure de celle qui quête, le parfum du pays perdu. Un vieux professeur, arrivé aux États-Unis depuis longtemps, perd la mémoire et se met à appeler son épouse du nom d’une femme inconnue… Il est toujours question d’exil, du sentiment de ne pas avoir « un endroit pour [soi] quelque part », et le film préféré est Autant en emporte le vent, dont l’héroïne est l’« incarnation d’un Sud condamné ».

     

    Les souvenirs d’une vie d’avant flottent à l’arrière-plan, ceux de l’époque où on « sautait des avions et commandait un bataillon de parachutistes », où on avait « une usine de chaussures, une maison de plage à Vang Tau et une Citroën avec chauffeur », ou, plus récemment, où on a dû « se frayer un chemin sur une barge à grands coups de pied, de poing et de griffes »… On est toujours entre deux univers. Et si les lieux qu’on a dû quitter existent surtout dans la mémoire, certains récits, inversant le jeu, nous y transportent : ainsi la jeune Phuong reçoit, à Ho-Chi-Minh-Ville, la visite d’une demi-sœur venue d’Amérique, qui s’appelle Phuong aussi, mais se fait appeler Vivien (comme Vivien Leigh, cf. plus haut) ; Carver, ancien pilote de B52, et noir, rend visite à sa fille, installée à Quang Tri et mariée à un Vietnamien. Comme ce dernier exemple le montre, les personnages principaux ne sont pas tous issus de l’ancienne Indochine, même s’ils se trouvent toujours mêlés à son histoire. Et, comme l’indique aussi le premier cas, le thème du double et du dédoublement est partout présent, qui était au cœur du grand roman de Viet Thanh Nguyen, Le Sympathisant (Belfond, 2017), portrait d’une taupe communiste infiltrée dans la police sud-vietnamienne puis dans le milieu, déjà, des « réfugiés » sur la côte Ouest des États-Unis (voir ici).

     

    Que faire des pères ?

     

    On retrouve aussi, de façon plus discrète que dans le roman, l’idée que tout écrivain est un peu une taupe, vivant entre ici et là-bas, entre la lumière et la nuit. Ainsi que l’ironie, ici plus nettement teintée de tendresse, dans le tableau des exilés ou de leur descendance. Car les personnages de la deuxième génération ou, comme Viet Thanh Nguyen lui-même, partis très jeunes, sont nombreux. Ce qui fait, de ces histoires de revenants, des histoires de mères et, surtout, de pères. Pères écrasants, pères qui suscitent la pitié ou, « pire encore », qu’on « ne respect[e] pas ». Toute la question est non seulement : comment s’en débarrasser ? mais : veut-on vraiment s’en défaire ? — comme du souvenir, réel ou fantasmé, du pays perdu.

     

    Tout cela nous est raconté sur le ton que s’est inventé Viet Thanh Nguyen, sans pathos ni larmes, plutôt de froideur ironique, voire de cynisme grinçant (« J’ai essayé l’amour », dit un des personnages, « c’est pas mal. Mais le problème, c’est l’autre personne »). Le miracle est pourtant que l’émotion, à la lecture de ces huit brèves et souvent déchirantes histoires, est là, d’autant plus efficace, sans doute, de rester toujours elliptique.

     

    P. A.

     

    Illustration : à Saïgon, dans les années 1970

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.rivagedeboheme.frL’action de ce petit livre dure le temps d’un film, et sa lecture guère plus. Un dimanche du début de septembre, la narratrice quitte Paris pour aller à Ville-d’Avray rendre visite à Claire Marie, sa sœur. La fille de celle-ci part au cinéma, voilà les deux femmes seules dans le grand jardin. C’est le moment que choisit Claire Marie pour raconter : « J’ai fait une rencontre, il y a des années, je ne te l’ai jamais dit ? Il m’est arrivé quelque chose ». Son récit durera jusqu’au retour de Mélanie, que son fiancé a laissée au coin de la rue. « C’était très bien », dit-elle, « un film que j’ai vraiment beaucoup aimé ».

     

    « … Ce qui aurait pu arriver »

     

    L’autre film, le vrai, celui auquel on pense, c’est, bien sûr, Cybèle ou les dimanches de Ville-d’Avray, œuvre presque unique de Serge Bourguignon, dont la singularité mélancolique en noir et blanc fascina les spectateurs de 1962. La sœur de Claire Marie s’en souvient aussi : « Un homme jeune, un genre d’étudiant, emmenait se promener une petite fille (…). Il l’emmenait aux étangs. Ils jouaient tous les deux, rien de plus (…). Je pensais aux jeux clandestins de la petite fille avec l’homme, et aux rencontres de ma sœur avec Hermann. Dans le film, on ne savait pas ce qui aurait pu arriver, car, à la fin, les policiers abattaient l’homme ».

     

    Dans le livre de Dominique Barbéris non plus, on ne sait pas ce qui aurait pu arriver, si Claire Marie, la mal-nommée, n’avait pas rebroussé chemin, en proie à une panique soudaine, alors qu’elle était sur le point de sonner à la porte de l’étrange Hermann, avec qui elle n’aura partagé, comme Cybèle, la petite fille du film, que quelques promenades silencieuses dans le parc de Saint-Cloud ou au bord des étangs dits « de Corot ». Enfin, si ce qu’elle prétend est vrai. Car on n’est pas bien sûr, en fait, de ce qui est arrivé ou non. « Ma sœur m’avait-elle vraiment dit la vérité ? », s’interroge la narratrice. « Qui sait la vérité ? Qui la saura ? Qui se souviendra de nous ? » Ou, en d’autres termes, car l’humour ne manque pas dans ce texte tout en demi-tons : « Sur certains points, Claire Marie me fait penser à ces canards qui ont l’air de glisser sur l’eau (…) mais leurs pattes remuent sous la surface à toute allure ».

     

    « Des angles morts »

     

    Bref, « il y a toujours du jeu dans l’espace et le temps. Des angles morts ». Un tel angle s’ouvre au cœur du roman, qui n’est rien d’autre, c’est là sa force et sa radicalité discrète, qu’une promenade mélancolique et souriante autour d’un centre toujours refusé. « L’espace et le temps » disposés autour s’en font subrepticement la métaphore. À commencer, évidemment, par les fameux étangs, autour desquels on se retrouve souvent à tourner sans rien dire. Mais le fait que tout, en somme, se passe un dimanche, avec « le degré de vide, d’incertitude légère, d’appréhension vague (…) qui caractérise un dimanche », n’est pas un hasard non plus. Et, pour finir, Ville-d’Avray même, dont le nom sonne de page en page comme un refrain ironique et obsédant, devient tout entier, avec son élégance bourgeoise et sa tranquillité un peu morose, une métaphore à son tour. De quoi ? Celle qui nous parle, à peine entrée dans ces quartiers où « des fleurs fleuriss[ent] toutes seules dans [les] jardins inoccupés », sent remonter les souvenirs d’enfance, de l’époque où elle et sa sœur étaient amoureuses de Thierry la Fronde, puis de Rochester dans Jane Eyre, encore un film, interprété par Orson Wells, dont Hermann, bien plus tard, sera une lointaine réincarnation.

     

    La paisible commune des Hauts-de-Seine serait-elle le pays de la mémoire ? Celui des occasions manquées ? Ou Ville-d’Avray serait-il le nom de la part secrète, au plus intime des êtres, qui échappe au regard des autres, et peut-être au leur ? Le récit ne tranche pas. On reste sur le bord de l’étang. Parmi les nombreuses références, littéraires et autres, que le texte effleure au passage, il y a, outre les films cités, Tchekhov ; Corot, bien sûr ; et, par conséquent, Nerval, puisque, certains s’en souviendront, les tableaux de l’un illustraient les œuvres de l’autre dans un « manuel de littérature » bien connu, « en première ». En lisant Dominique Barbéris, on ne pense pas tant au poète d’El Desdichado, que se remémore son héroïne, qu’au conteur des Filles du feu. Chez elle, comme chez lui, tout est dans l’atmosphère. Et, comme chez lui encore, la nostalgie de l’enfance et la douceur des arrière-saisons n’empêchent pas l’impression de flotter à la surface d’un abîme, d’autant plus vertigineux que curieusement familier. « Il faut savoir ce qu’est l’automne à Ville-d’Avray »…

     

    P. A.

     

    Illustration : Corot, Souvenir de Mortefontaine (1864)

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • fr.wikipedia.orgÇa commence dans l’inconfort : « Il a mal aux jambes (…). À chaque coup de pédale, ses orteils cognent contre le revêtement intérieur de ses baskets (…). Le cuissard de cycliste premier prix ne protège pas correctement des frottements, Henning n’a pas d’eau sur lui, et le vélo est clairement trop lourd ».

     

    Entre les enfants et la Chose

     

    Mais l’inconfort n’est pas seulement celui, temporaire, résultant de l’ascension d’une pente à 20 % quand on est mal équipé et qu’on manque d’entraînement… Henning et Theresa sont venus, avec leurs deux jeunes enfants, passer les fêtes de fin d’année à Lanzarote. Pourquoi Lanzarote ? Une impulsion d’Henning (on en comprendra la raison plus tard). Elle travaille dans un cabinet d’experts comptables, lui, dans une maison d’édition de livres pratiques. Ce sont deux jeunes bourgeois allemands éclairés, pour qui « le principal, c’est de ne pas faire comme leurs parents ». Henning a, comme on dit, tout pour être heureux. Certes, « il peine à trouver sa place entre le boulot et les enfants ». Comme Theresa « gagne mieux sa vie, il va de soi pour [lui] d’en faire un peu plus à la maison, et [elle] lui fait bien sentir qu’elle n’en attend pas moins ». Résultat : « les petits ont beau l’épuiser et lui casser souvent les pieds, il ne sait plus comment s’occuper seul ». Cependant, « il n’est pas à plaindre ! D’autres en bavent plus que lui ». Il faudrait simplement « qu’il arrête d’avoir mauvaise conscience ». Mais comment faire, dès lors qu’il y a « la Chose » ? « La Chose n’a aucune raison d’être. Elle n’a rien à voir avec Henning. À part le fait qu’elle l’habite ». Pour peu que ses pensées prennent la mauvaise direction, la Chose se déchaîne. Alors le cœur d’Henning « se met à battre la chamade », ses oreilles « commenc[ent] à siffler », «  ses bras le démang[ent] » et il a « du mal à déglutir ». Pas de cause organique à tout ça, personne n’y comprend rien.

     

    Bref, l’escalade d’un sommet de l’île, dans laquelle le personnage s’est lancé, apparaît non seulement comme une tentative compensatoire, ou un effort désespéré pour s’arracher à ce qui l’oppresse, mais aussi comme une allégorie de sa vie, vouée, dirait-on, au remboursement d’une dette mystérieuse et infinie. Cette figure du mâle malheureux en anti-héros est assez désopilante, comme l’est le portrait satirique, brossé par Juli Zeh, d’un couple moderne conforme au modèle dominant de l’élite bien-pensante. On n’en reste pourtant pas à cette tonalité, dans ce roman aux strates successives, dont l’originalité tient en grande partie à des rebondissements qui sont autant de changements de registre.

     

    Entre thriller et conte de fées

     

    Arrivé enfin au sommet, Henning constate qu’ « il y a un truc, mais [il] ne sait pas quoi ». Quelque chose l’attire dans une maison étrangement familière, habitée par une compatriote coiffée comme l’était jadis sa propre mère. Plongée dans un autre monde ? Retour d’un passé enfoui ? Henning se revoit ou se retrouve, enfant, découvrant cette curieuse demeure. Elle « est immense, elle lui fait penser aux châteaux de ses livres ». On y chante « Brüderchen, komm, tanz mit mir », comme Hansel et Gretel dans l’opéra d’Engelbert Umperdinck. De fait, Henning et sa jeune sœur, Luna, vont se retrouver abandonnés, plusieurs jours, seuls dans cette maison où veille, pensent-ils, un monstre, et que, dans leur angoisse, ils ne tarderont pas à mettre à sac, comme les jeunes héros du conte le font de la chaumière parentale, au premier acte de la féerie susmentionnée.

     

    On est passé, vous le voyez, au récit d’épouvante avec enfants. Entièrement au point de vue de Henning petit, il occupe une bonne partie du livre, c’est un peu beaucoup. Un souvenir, peut-être imaginaire, dans ce souvenir, mettant en scène un patineur tombé dans un trou de la glace et sauvé in extremis, laisse croire, par son symbolisme appuyé, à une solution de cet imbroglio psychologique et mémoriel par la pure fiction. On se demande, comme le feront Henning et Luna redevenus adultes, « si la réalité est autre chose que la somme de toutes les histoires que les gens se racontent ». Mais non. Pour finir, on basculera dans le thriller psychologique pur et simple, si j’ose dire, avec explication rationnelle (pas très vraisemblable, comme il se doit aussi), qu’on ne saurait révéler ici.

     

    C’est un peu dommage, malgré le brio de la construction. Reste le plaisir des portes successives ouvrant à chaque fois sur des chambres nouvelles, dans cette drôle de maison qu’a construite Juli Zeh. Et le sentiment qu’elle est un peintre acide et brillamment cruel du couple et de ses malheurs dans les sociétés avancées.

     

    P. A.

     

    Illustration : Arthur Rackham, 1909

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • photo Daniel FaureEn 2018, elle publiait, aux Impressions Nouvelles, Apparitions de Jean Genet (voir ici), écrit en marge de ses recherches préparatoires à l’exposition Jean Genet, l’échappée belle (1), dont elle avait été la commissaire. Pour cerner la figure d’un écrivain aussi volontiers insaisissable, Emmanuelle Lambert confirmait alors son talent et son goût du pas de côté et de la digression. À tel point que je croyais pouvoir parler d’un livre « sur les pouvoirs et les pièges de l’absence ».

     

    Giono, c’est trop

     

    Eh bien, là, c’est un peu la même chose et, pourtant, c’est tout le contraire. Giono, furioso est né, à nouveau, de la mise au point d’une exposition : la rétrospective Giono, qui doit ouvrir en octobre prochain, au Mucem de Marseille (2). À nouveau, la commissaire parle de ses recherches, de son travail dans la maison-musée de l’écrivain, à Manosque, du dévouement des bénévoles, de l’accueil chaleureux que lui réserve Sylvie Giono, du temps passé dans le train et à l’hôtel. Et elle note un point commun aux deux Jean : leur rapport « strictement, rigoureusement intime » à la langue et à la littérature, qu’ils n’ont pas (ou si peu) approchées par l’école.

     

    Mais ce point commun est le seul. Ce n’est pas à l’absence que notre narratrice se heurte dans son effort pour approcher de plus près l’auteur de Colline et de Regain. Les difficultés, ici, tiennent plutôt à l’excès de présence. Giono, c’est le trop-plein permanent. Trop d’œuvres, et de toutes sortes, des romans « paysans » du début aux « chroniques » faulknériennes de l’après-guerre. Trop de souvenirs, racontés partout, dans Jean le bleu, à la radio… ­— alors que « le souvenir est loin de la vérité », c’est bien connu. Trop d’idées reçues, surtout, autour du personnage : « Giono, c’est la poésie, la Provence », « la chaleur », « l’humanité »… Jusqu’à son nom qui « sonne et claque, deux syllabes, une rime interne, un rêve de rondeur ». « Derrière sa pipe, à demi caché dans la fumée », le natif de Manosque, avec sa « plume », son « sous-main » et son « plaid » apparaît à la postérité dans toute la majesté du grand écrivain — et c’est un des intérêts du livre d’Emmanuelle Lambert que de s’attaquer à cet exemple-type d’une figure en voie de disparition.

     

    Détours

     

    Pour franchir le rideau d’images chatoyantes ou noires (Giono « le collabo ») qui enveloppe son sujet, elle a recours à ses moyens favoris. Le détour, d’abord. Un ordre chronologique capricieux, qui évite 1914-1918 (« Que pourrions-nous savoir, nous qui en sommes vierges ») et repousse 1939-1945 loin dans l’ouvrage ; les boucles et virevoltes d’une écriture apparemment vagabonde ; le passage, surtout, par l’autobiographie. À la recherche de la bonne distance pour observer son grand modèle, notre narratrice parle d’elle — souvenirs d’une grand-mère à Avignon ; d’un professeur de collège, en banlieue parisienne, qui lui fit découvrir Le Chant du monde ; ou, et c’est peut-être le plus émouvant, portrait de son père sur un lit d’hôpital, au moment où elle se penche sur les rapports entre Giono et le sien, que, « gentiment et sans bruit », il a su « aider à partir ».

     

    Il y a aussi les photos, qu’Emmanuelle Lambert scrute avec l’acuité et la pénétration extrêmes qu’elle met toujours à cet exercice. Il y a surtout, bien sûr, les livres. Et le sien est sans doute d’abord un autoportrait en lectrice de Giono, si la règle qu’elle formule à propos de son modèle (« Chaque fois qu’il fait le portrait des autres, il fait le sien ») est générale.

     

    « Mauvais esprit »

     

    Quoi qu’il en soit, le Giono qui apparaît au gré des plongées, où Lambert nous entraîne, dans des œuvres connues ou moins connues, est bien différent du « pâtre provençal » auquel certains croient encore pouvoir le réduire. Elle peut le résumer en trois mots : « style, syntaxe, mauvais esprit ». Car, elle n’hésite pas à le dire, contrairement à l’ « idée commune [qui] voudrait que les écrivains, les poètes, les artistes soient de braves gens tout occupés à notre consolation », le grand homme, en l’occurrence, est antipathique. Loin d’être imprégnée de chaleur humaine et d’optimisme solaire, son œuvre est noire, grinçante, pleine d’une violence qu’annonçait l’invocation à Pan sous laquelle il plaçait ses trois premiers romans.

     

    Il « ne célèbre pas la vie comme le ferait un joyeux drille ou un bon vivant. Plutôt, il le fait comme un mort vivant ou un mort de faim ». Car « il obéit à une loi du corps, que la raison méconnaît, celle d’un désir qui prend toujours hommes et femmes à la manière de bêtes : sans prévenir ». À telle enseigne que la générosité même, pour lui, « revient à une forme de prédation de l’autre ». Son grand homme ? Machiavel, à qui il a consacré une préface intitulée : « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé ». Tout est dit.

     

    Le Giono d’Emmanuelle Lambert n’est pas un écrivain fréquentable. Relisons-le donc, et d’urgence. C’est bien ce qu’elle voulait nous dire, dans ce livre faussement et vraiment lumineux.

     

    P. A.

     

    maisonsecrivains.canalblog.com

     

    (1) Au Fort Saint-Jean, à Marseille, en 2016.

    (2) En prélude aux commémorations du cinquantenaire de la mort de Giono, en 2020.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    1 commentaire
  • www.liberation.frVoici un livre bien étrange. Le charme et l’intérêt qu’on trouve à ce premier roman d’une jeune écrivaine suisse sont à proportion de sa bizarrerie.

     

    Une narratrice anonyme, qui a été bibliothécaire, se fait embaucher comme veilleuse de nuit dans une fabrique d’emballages au bord de la fermeture. Elle demande à y habiter, dans un local désaffecté. On a vu un loup sur le terrain. Toute la nuit, en alternance avec son collègue Clemens, l’héroïne fixe les écrans de surveillance. Pas de loup. Jusqu’à ce qu’il se mette à apparaître, de temps à autre, dans un coin de la pièce où la veilleuse dort.

     

    Tartares et Skiapodes

     

    Qu’est-ce que ça raconte ? Un Désert des Tartares nouvelle manière ? La folie progressive d’une jeune femme un peu spéciale ? Son amour inavoué pour son camarade de travail ? La fin d’une usine ? Il y a aussi l’histoire d’un homme tombé d’un train d’atterrissage, dont on a découvert le corps dans les environs. Et celle d’un braquage qui vaudra des soupçons à la narratrice, tant elle ressemble au portrait-robot de la voleuse. Sans compter les multiples récits inventés par elle, mini-mythes où il est question d’îles et de Skiapodes (un seul pied, ils se font de l’ombre avec).

     

    De quoi est-ce que ça parle ? Du travail et de la perte d’emploi ? De la disparition de la nature ? Des migrants ? De la communication, du double, des rapports entre réalité et fantasme ?...

     

    Faute de repérer un fil narratif principal ou un sujet, on distingue des thèmes. Au premier rang desquels celui qui est peut-être, en fin de compte, le sujet, dont la présence constante explique qu’aucun sujet, parmi tous ceux qui précèdent, ne s’impose. Surface / surfaces : tout ici est ramené au plan. Y compris les histoires, nombreuses, d’avions où l’on monte, d’où l’on tombe, ou de fosses qu’on creuse. Et la narratrice le dit : « Plus je suis dans cette usine, plus souvent je pense qu’il serait plus simple de se représenter le monde comme un disque dont le bord est net, avec le monde et ce qui n’est pas le monde ».

     

    « Rien n’est sûr »

     

    C’est l’écriture, d’abord, qui travaille à ramener la réalité décrite à deux dimensions. L’usage permanent du présent, la juxtaposition, le caractère essentiellement factuel des notations vont dans ce sens. Comme y contribue le regard d’une narratrice elle-même dépourvue d’arrière-plan ou de passé (« Je ne sais presque rien de toi », lui dit Clemens. « Tu ne parles presque pas de toi »). Et pour mieux orienter le lecteur vers l’essentiel, c’est-à-dire la page, Gianna Molinari a parsemé son texte de croquis, de dessins, désopilants et poétiques, qui contribuent, avec les photos de Christoph Oeschger, à la singularité et à la drôlerie de l’ouvrage.

     

    Rien d’étonnant si écrans, portaits-robots, images peintes ou imprimées de toute sorte y foisonnent. La frénésie finale de l’héroïne, cherchant à s’enfouir elle-même dans le piège creusé censément pour le loup, ressemble à l’expression d’une impossibilité. Un monde tout de surfaces est une illusion : « Rien n’est sûr, ni le sol sur lequel nous nous trouvons, ni davantage les avions à bord desquels nous montons, ni l’autre côté des frontières ». Pourtant, peut-être nous acharnons-nous à vivre dans un tel monde. Un monde sans profondeur ni sens, où Tout est encore possible, autrement dit, où rien n’est encore arrivé. Page blanche. L’étrangeté de cet univers plat, comme du livre qui le déploie sous nos yeux, est bien inquiétante.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires