• photo Pierre Ahnne

     

    « De temps à autre, la neige mouillée et drue, avant d’avoir atteint le sol, se liquéfiait sous forme d’une pluie lente, et il fallait scruter chaque flocon pour comprendre que ce n’était pas de la pluie, mais de la neige. Cette incertitude suscitait un certain malaise et l’on avait envie qu’il pleuve ou qu’il neige, peu importait, pour savoir au moins comment réagir. »

     

    Andreï Tarkovski, Récits de jeunesse

     

    Illustration : tableau de Zao Wou-Ki

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  • pousse-toidemonsoleil.eklablog.comJim Crace aime l’apologue. Dans le très beau Quarantaine, il jouait avec la parabole biblique et la Bible elle-même. Le désert y servait de cadre à un huis clos à ciel ouvert, qui hésitait entre réalité très concrète et surnaturel, comme le sens lui-même demeurait malicieusement indécis. On retrouve un peu tout cela dans La Mélodie, frôlé peut-être d’encore plus près par l’aile de l’ange du bizarre.

     

    Où sommes-nous ? L’auteur a semé des détails soigneusement contradictoires, mais cette localité au bord d’un océan est entourée par un « maquis », parcourue de carrioles tirés par des poneys et, dans ses environs, on trouve l’olivier, la lavande et le myrte. Ce qui rend très aventureuse l’hypothèse du prière d’insérer, parlant d’une petite ville « d’Angleterre »… Quoi qu’il en soit, c’est bien encore à un lieu clos que nous avons affaire, propice à ce qui se donne comme une fable, avec, a priori, le caractère démonstratif que ce genre suppose. Le fantastique s’y mêle étroitement à un quotidien décrit avec minutie. Dans les quatre jardins qui entourent la cité vivent « des bêtes qui n’[ont] pas de nom », voire « des hommes sauvages » se nourrissant « d’insectes, de graines et de vers », bref, « des êtres improbables et mythiques, ces monstres indispensables à nos rêves ».

     

    « Un homme d’immersion »

     

    Alfred Busi, que ses concitoyens surnomment Mister Al, est agressé par l’une de ces créatures « néandertaliennes », et c’est le point de départ du roman, dont il est le héros. Y a-t-il tant de récits dont les héros soient de vieux messieurs ? Thomas Mann et Mort à Venise, évidemment, Schnitzler avec Gloire tardive, Tanizaki et ses Mémoires d’un vieux fou… et puis ? On reste court. On se dit que, en tout cas, un vieux monsieur, ça nous change un petit peu de tous les godelureaux habituellement de service. Ce vieux monsieur-ci est un chanteur de variété sur le retour, qui a déjà son buste dans « l’Allée de la Gloire ». Veuf, toujours amoureux d’une épouse adorée, il a parlé, dans ses chansons, « de désir, d’ardeur et d’espérances dûment honorées » tout en menant par ailleurs « une vie paisible » : « Il n’était pas un homme d’obsession, mais d’immersion, ainsi il était profondément loyal ». Si bien qu’il se contente de désirer en secret sa belle-sœur, l’attirante Terina, mère d’un affreux homme d’affaires nommé Joseph.

     

    Une grande partie du charme de l’ouvrage tient à la relation détaillée des faits et gestes de ces gens-là. La traduction est quelque peu étrange : Alfred habite une « villa », mais celle-ci a une cour commune, où on entrepose les poubelles, avec une « villa » voisine ; on « accroche » des médailles « à son revers », ce qui n’est pas conseillé pour garder sa veste en état. Il est vrai que la traductrice pense aussi qu’on dit « se rappeler de » et n’emploie pas le subjonctif après quoique… Et, malgré tout, elle restitue le caractère légèrement et ironiquement obsessionnel de la prose, comme le tremblement du sens, qui, paradoxalement, en résulte. On me dira que c’est l’essentiel.

     

    Une fable et sa morale ?

     

    L’agression d’Alfred donne le branle à des bouleversements qui s’enchaînent en parallèle sur les plans public et privé : à la fin du roman, on apprendra qui était le narrateur anonyme ; le maquis sera détruit, ses habitants tués ou regroupés dans une réserve, les pauvres éliminés et chassés de la ville ; Alfred, grâce à l’intervention d’une jeune voisine, aura achevé son deuil et atteint une forme de sérénité.

     

    Qu’en déduire ? Et que déduire du constant parallèle entre répression sociale et insouciance écologique ? On doute que Jim Crace, même en notre époque d’inégalités exponentielles et de crise des migrants, aurait pris la plume pour nous faire savoir que les riches sont impitoyables et que le monde ne change pas qu’en bien… À l’évidence, le véritable intérêt est ailleurs : dans la magie d’un récit qui mêle joyeusement mythe et réel, dans son humour, dans une certaine résignation mélancolique au temps qui passe… Dans l’audace et la liberté avec lesquelles l’écrivain anglais orchestre ces éléments et en tire une mélodie profondément singulière.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

     

    « Son idéal allait même jusqu’à l’extravagance. Il souhaitait de faire du navrement un repoussoir aux joies. Il aurait voulu étreindre une femme accoutrée en saltimbanque riche, l’hiver, par un ciel gris et jaune, un ciel qui va laisser tomber sa neige, dans une chambre tendue d’étoffes du Japon, pendant qu’un famélique quelconque viderait un orgue de barbarie des valses attristantes dont son ventre était plein. Son art se ressentait forcément de ces tendances. »

     

     J.-K. Huysmans, Les Sœurs Vatard

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  • www.france-hotel-guide.comPerversions, pulsions, compulsions… Elles fascinent dans la mesure même où on ne les comprend pas : la jouissance de l’autre est toujours une énigme. C’est sans doute cela qui confère à tous les comportements dits déviants, en tant que thèmes, une certaine puissance métaphorique. Ces étuis hermétiques peuvent tout renfermer, et l’artiste en fera à son gré l’image de ce qu’il voudra y mettre.

     

    La cleptomanie, en particulier, a tout pour lui plaire. Énigmatique, oui, et comment ! Pourquoi les femmes en sont-elles pratiquement seules affligées ? Est-ce qu’elles chercheraient, dans les objets qu’elles volent, cette chose dont Lacan dit qu’elles sont sans l’avoir ? Et pourquoi des objets de préférence sans valeur ? Et le plaisir ? « Le flash d’adrénaline, comme un éclair d’orage dans un ciel plombé » ? « La sensation de voler. Dans les deux sens du terme » ?... Quant à la valeur métaphorique, Florence Noiville, à qui on doit, bien sûr, les formules qui précèdent, la suggère dès le « Prologue » de son livre, en racontant sa prétendue rencontre avec une femme qui, dit-elle, « voulait bien que je lui "vole" son histoire pour en faire un roman ».

     

    Beau linge

     

    Y a-t-il des cleptomanes pauvres ? Peut-être, mais alors leur vice ne se voit pas. Et, en tout cas, Valentine de Lestrange n’en fait pas partie. Experte reconnue dans le monde de l’art, auteure d’articles et de monographies, elle conseille aussi, moyennant commission, de riches acheteurs. Quant à son mari, Pierre-Antoine Berg (P. A. B.), c’est simple : il est ministre des finances. Du beau monde, donc, et beaucoup de belles et bonnes choses, dont le caractère luxueux est toujours minutieusement souligné : les valises sont de Tumi, les chocolats de chez Patrick Roger (qui sont ces gens ?). Dans la cuisine, « une ancienne table de monastère, chinée en Provence ». On espère que ce snobisme outrageusement étalé est à mettre au compte exclusif d’une héroïne dont il est concevable, vu la pathologie dont elle souffre, que les objets exercent sur elle une certaine fascination.

     

    On a un peu de mal à s’attacher à ce personnage assez platement antipathique, dépourvu d’amis (on comprend), sans autre véritable intérêt dans la vie qu’elle-même, sans rien de « diabolique » ni de « poignant », contrairement à ce qu’assure la quatrième de couverture. Mais elle-même, c’est son idée fixe — et cela explique sans doute le reste.

     

    Naïvetés

     

    Florence Noiville, qui, comme chacun sait, est journaliste, fait de cette monomanie une description exhaustive. Dépliant les différentes interprétations du phénomène (la plus récente étant celle des neuro-sciences, avec leur mélange de sophistication ultra-rationaliste et d’ahurissante naïveté). Dépeignant avec une précision nerveuse les différents aspects du problème vus de l’intérieur : l’automatisme (« Cela s’était fait. Voilà tout ») ; le sentiment, en pratiquant cette « élégante manie », de « mystifier » les autres, dans un geste « prestidigitatif » qui renoue avec les émerveillements de l’enfance.

     

    Car il faut avoir la naïveté d’une enfant, d’une snob endurcie ou d’un neuro-scientifique, pour croire qu’on peut être femme de ministre et voler allègrement, depuis des années, dans tous les commerces où on passe, sans que nul le sache. Madame de Lestrange, épouse Berg, va apprendre bien des choses sur elle-même et sur son mari, au cours d’un récit riche en rebondissements, qui tient du roman d’initiation et, évidemment, de l’histoire policière.

     

    La référence à Hitchcock, inévitable, est aussi là pour nous rappeler qu’en matière de cleptomanie comme dans l’autre domaine privilégié de Valentine, celui de l’art, tout se joue sur le plan visuel. Or, ce que l’héroïne découvrira, c’est qu’elle, qui croyait voir et ne pas être vue, est espionnée depuis le début, sans jamais s’en être rendu compte. Celle qui croyait mystifier tout le monde est mystifiée… comme tout le monde. Car l’innocente cleptomane, après bien des péripéties (convocations à la police, agression, détective privé, conversation confidentielle enregistrée sur clé USB, j’en passe…), comprendra qu’elle vit « dans une société où, à tous les étages, chacun dépouill[e] l’autre, en permanence ». Et où chacun se laisse à son tour flouer et dépouiller par ses propres addictions : « Elle voyait une planète de dépendants. Voleurs, joueurs, buveurs, fumeurs, cleptomanes, érotomanes, pyromanes, héroïnomanes, accros à l’écran, au porno, au Prozac, à la vitesse, aux call-girls, à la masturbation… » Dans un pareil monde, c’est sûr, les gens comme Valentine sont loin d’être les pires, ou les plus mal lotis. Vision catastrophiste ou, peut-être, réjouissante amoralité de ce petit livre grinçant.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

     

    « Mon cas ressemble à celui du mendiant qui, en plein hiver, chante sur un pont, à minuit. Les passants ne donnent rien parce qu’ils trouvent cette façon de demander l’aumône un peu trop théâtrale. De même, en me voyant accoudé sur un parapet, mélancolique et désœuvré, les passants devinent que je joue la comédie. Ils ont raison. Mais, tout de même, ne pensez-vous pas que c’est une situation bien triste que celle de mendier à minuit sur un pont ou de s’accouder sur un parapet, pour intéresser le monde. »

     

    Emmanuel Bove, Mes amis

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