• Qu’elle revisite la tradition du roman de la passion amoureuse (Les Débutants, Mercure de France, 2011), croise le conte libertin et le conte tout court (Petite table, sois mise !, Verdier, 2012) ou joue avec l’autofiction (Voyage avec Vila-Matas, Mercure de France, 2017, dont j’ai parlé il y a peu de temps), c’est toujours de littérature qu’il s’agit avec Anne Serre. Son œuvre, sous mille formes, pose toujours la même question : comment en vient-on à écrire ?

     

    Lui donner la parole semble particulièrement nécessaire alors que la tyrannie du sujet, de l’histoire vraie et de la réalité sous ses formes les plus trompeuses s’affirme chaque jour davantage. Soyons-lui donc reconnaissants d’avoir accepté de répondre sur ce blog à quelques questions.

     

     

    Anne Serre par Rima Shaw.

     

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     

     Ça a commencé très tôt, par l’emprise de la lecture. Dès les romans de la comtesse de Ségur, puis Le Club des Cinq d’Enid Blyton, j’ai découvert que rien ne me rendait aussi heureuse que d’être en train de lire un roman. C’était un plaisir fou, une espèce d’addiction, de dépendance. Est-ce pour recréer ce plaisir à volonté ? A douze ans, je me suis mise à écrire trois romans qui étaient des pastiches du Club des Cinq et s’intitulaient  Le Clan des Huit ! J’ai envoyé ces premières tentatives à la Bibliothèque rose, dont j’ai d’ailleurs reçu une lettre très gentille, qui les refusait, bien entendu, mais m’invitait à continuer. Je pense que c’est là que tout a commencé. Ensuite, à quinze ans, sur les conseils de mon professeur de français j’ai commencé à tenir des Carnets, à seize ans j’ai écrit un roman destiné à mon professeur de philosophie dont j’étais amoureuse et que je pensais séduire ainsi, puis j’ai quitté ma famille pour venir faire mes études à Paris et j’ai continué, d’abord en écrivant de nombreuses nouvelles sous l’influence de Kafka.

     

     

    Comment écrivez-vous ?

     

    Toujours de la même manière, en tout cas depuis que je publie. Je passe des mois, un an parfois, à écrire des débuts de romans ou de nouvelles qui ne mènent nulle part. Cela peut faire deux pages, vingt pages… Je les abandonne ensuite, je n’en fais rien. En parallèle, je tiens des Carnets où je note des réflexions, des observations. Puis un jour, sans prévenir, un roman commence et se poursuit.

     

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

     Pendant les mois où je tâtonne, il y a certes un travail, mais qu’il faudrait entendre dans le sens psychanalytique du terme. Quand le roman commence, c’est que ce travail-là est terminé. L’écriture du livre en est l’aboutissement. Cela dit, tant que je ne suis pas en train d’écrire un roman, j’ai l’habitude de dire que je « travaillote ». Et quand je suis en plein roman, je dis que je « travaille »…

     

     

    La question semble un peu absurde dans votre cas, tant vous avez souvent insisté sur l’importance à vos yeux de la lecture et de certains écrivains en particulier… Posons-la malgré tout : y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

    D’une certaine manière, je me sens proche de tous les auteurs dont j’ai passionnément aimé les livres. J’ai l’impression d’une famille, même si nos manières d’écrire sont différentes. Nous devons bien avoir quelque chose en commun mais j’ignore quoi. Un engagement total, peut-être ? De Rousseau à Elfriede Jelinek ou Enrique Vila-Matas, en passant par cent autres dont James, Proust, Kafka, Robert Walser, Katherine Mansfield, Flannery O’Connor, les frères Powys, Emily Dickinson, Cristina Campo, Gertrude Stein, Arno Schmidt, et des dizaines d’autres encore, j’ai beaucoup aimé en littérature. Est-ce que je me sens proche de certains écrivains contemporains français ? Non… J’ai parfois l’impression d’écrire dans une langue étrangère.

     

     

    Vous vous plaisez à croiser les genres littéraires et à transgresser leurs limites, pourtant vos livres sont la plupart du temps sous-titrés « roman ». Qu’est-ce qui justifie cette appellation à vos yeux ?

     

    La plupart du temps c’est un choix de l’éditeur, qui veut s’assurer la possibilité de voir le livre figurer dans les sélections pour les prix. Mais il est vrai que mes livres font une large part à la fiction. C’est peut-être ce qui pourrait justifier l’appellation de « romans ». Et puis, aujourd’hui, le terme en est presque venu à tout désigner, sauf peut-être les livres de cuisine, et encore…

     

     

    Vous parlez de la littérature comme d’un « autre espace ». Quels sont les rapports entre cet espace et celui de la « réalité » ?

     

    L’espace littéraire, c’est un espace où l’imagination se mêle à l’expérience comme deux ruisseaux qui se rencontreraient pour former une rivière. Les eaux se mêlent, elles deviennent la même eau, le même courant, et c’est cela, cette espèce de « mariage des éléments », qui, à mes yeux en tout cas, dit la réalité de ce que nous vivons. 

     

     

    On a l’impression, dans ce que vous écrivez, d’un double mouvement : comme s’il s’agissait, d’une part, d’atteindre par le langage ce qui se dérobe entre les mots (« attraper les poissons fuyants du réel », dites-vous dans Petite table, sois mise !) ; et comme si en même temps c’était le langage seul qui suscitait et faisait exister les choses. Ces deux mouvements n’en feraient-ils qu’un pour vous ?

     

    Pour moi, en écrivant, il s’agit toujours de chercher quelque chose qui est en avant de moi et qui se dérobe. Je cours derrière, je tends la main comme pour saisir un fantôme. Quand je commence un roman, je ne sais pas où je vais. L’objet de mon livre ? J’ignore quel il est, mais je sais qu’il se trouve sur ce chemin-là. Je le découvre une fois le livre en train ou, mieux encore, une fois le livre achevé. C’est ainsi qu’à mes yeux, seul le roman fait exister les choses et qu’au fond la littérature est ma seule réalité.

     

     

    Sans pratiquer ni l’autobiographie ni même vraiment l’autofiction, vous paraissez dessiner en écrivant une certaine image de vous. Écrire, est-ce pour vous, se saisir soi-même par le biais de la fiction ?

     

     Non, je ne crois pas. En tout cas, ce n’est pas mon but. Ce que je cherche en écrivant, c’est à rencontrer l’autre. Je sais que ma manière d’écrire est assez singulière, et mon plus cher désir est qu’elle suscite un dialogue avec le lecteur. A la sortie d’un de mes romans, rien ne me fait plus plaisir que les invitations à débattre avec d’autres auteurs, l’intérêt d’autres artistes ou de lecteurs de toute sorte. Toutes ces rencontres sont le signe que cette manière singulière qui est la mienne a été entendue. Il ne s’agit pas de me saisir moi-même mais de saisir l’autre, pas pour l’attirer à moi, le séduire, mais pour instaurer un dialogue avec lui. C’est un peu comme si j’étais sur une île et que j’envoyais des signaux dont j’espère qu’ils vont être perçus depuis le continent.

     

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

    Je ne travaille jamais sur, mais autour de quelque chose, et de quelque chose que j’ignore. Dans trois mois, dans six mois, je pourrai peut-être vous dire sur quoi je travaillais le jour où nous nous sommes retrouvés pour parler de mes livres dans ce café…

     

    Illustration : le tableau figurant sur la photo qui m'a été envoyée par Anne Serre est un portrait d'elle par Rima Shaw.

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  • « L’éclairage, dans le wagon, manquait d’intensité, et ce que voyait en reflet Shimamura était loin d’avoir le relief et la netteté d’une image dans un vrai miroir. Aussi en vint-il facilement à oublier qu’il contemplait une image reflétée dans une glace, pris peu à peu par le sentiment que ce visage féminin, il le voyait dehors, flottant et comme porté sur le torrent ininterrompu du paysage monstrueux et enténébré. »

    Yasunari Kawabata, Pays de neige

    photo Pierre Ahnne

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  • https-_www.ludeek.comXabi Molia prend son époque au mot. La littérature y est de plus en plus contaminée par le grand reportage et la passion des histoires vraies ? Son « histoire des super-héros français » se présente comme l’ouvrage d’un journaliste chilien très consciencieux, qui cite ses sources, réalise des interviews et compare des hypothèses. Elle a, plus particulièrement, cette époque, la manie du roman biographique et, horresco referens, du biopic ? Ce sont sept biographies (fictives) qui s’entrelacent ici pour le prix d’une — d’où, c’est bien naturel, une écriture parfois franchement « romanesque » (« Sous lui (…) se déployait, dans toute sa modestie et sa grandeur, une campagne criblée de toits et veinée de routes sur lesquelles des véhicules silencieux se déplaçaient sans heurt, selon ce rythme bien réglé, cette chorégraphie indolente que prennent les affaires du monde lorsqu’on les examine de là-haut »).

     

    Continuons : nous sommes tous, à des degrés divers, nourris de cinéma hollywoodien et de culture (en tous les sens du mot) américaine… Les héros de Molia, avec leurs capacités subitement apparues (vol, mémoire, ouïe exceptionnelles, don de prédiction, invisibilité, etc.), viendront donc tout droit du monde de Superman et de Captain America ­— d’ailleurs, ils auront eux aussi leurs surnoms : « le Capitaine », « le Prophète »… Et pour mieux flatter et moquer l’infantilisme dominant, ils seront sept, comme les Sept Nains.

     

    « Zéro péripétie » ?

     

    Mais ils appartiendront bien à notre temps. Leur apparition, dans un avenir peu éloigné, déclenchera tout ce qu’on peut facilement imaginer, frénésie médiatique, angoisses millénaristes et complotistes, croyances en l’homme providentiel et caprices abrupts de l’opinion — « À un moment donné, les gens ont commencé à en avoir marre. Les médias, surtout. Trop d’exploits, trop d’amour. Trop tout le temps la même chose. Zéro péripétie ».

     

    Comment nos sept surhommes, sortis sans crier gare de jeunes gens ordinaires, gèreront-ils leur nouvelle image ? Comment les pouvoirs publics utiliseront-ils leurs pouvoirs ? Ou, si l’on préfère, comment notre romancier maintiendra-t-il l’intérêt de ses lecteurs, changeants et enclins au zapping, pour ce qui pourrait vite devenir monotone ?... Il y parvient grâce à un art très maîtrisé du pastiche (journalisme mais aussi thriller, roman sentimental, science fiction…) et à un sens indéniable du récit pur : commence-t-on à avoir l’impression d’assister au déroulement d’un programme tout inclus dans l’hypothèse de départ, Xabi (c’est Xavier en basque, paraît-il) ou son narrateur sait relancer l’intérêt, quoi qu’il en dise, par d’astucieux rebondissements.

     

    Et ils vécurent très malheureux…

     

    Ce sont cependant d’autres raisons qui rendent ce roman-patchwork recommandable. D’abord, son absence totale de moralisme. Nos (super-)héros seront très malheureux, bien sûr. Et le livre de Molia, qui est aussi cinéaste et a soutenu une thèse sur les films-catastrophe, flirte plus d’une fois avec l’apocalypse. Mais pas de rétribution ou de rédemption dans tout cela : le romancier constate, sur le mode factuel qui sied au journaliste.

     

    Et puis, évidemment, il y a le tableau, criant d’exactitude, de l’époque. On en connaît les angoisses, et ce n’est pas tant le catalogue impitoyable qu’en dresse l’auteur qui fait l’originalité de l’œuvre. En croisant le conte de fées et le fait divers, Xabi Molia esquisse surtout une réflexion assez aiguë sur l’imaginaire de ce début de siècle. Un siècle où le conte doit obligatoirement devenir actualité, où la fiction se sent tenue de revêtir la forme et le masque du réel ; mais où la réalité doit, simultanément, s’auréoler à tout prix de merveilleux. De télé-réalité en culte des people, de biographies romancées en docu-fictions, les fantasmes du présent naviguent, sans frein ni boussole. Le roman de Xavier Molia, voilà sa force, prend acte de cette débâcle de l’imaginaire, sans commentaire, par la seule énergie de la narration.

     

    P. A.

     

     

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