•  Mémoires d'un bison, Oscar Zeta Acosta, traduit de l'anglais par Romain Guillou (10-18)Qu'est-ce qu'un livre culte ? Quelque chose d'assez intimidant. Le livre en question a ses fidèles (les fans) qui partagent tout un savoir. Pour comprendre, il faut apprendre. Le livre culte est un livre à propos duquel on doit se documenter.

     

    Avec Mémoires d'un bison, d'Oscar Zeta Acosta, ça commence dès le quatrième de couverture : « culture chicano », « journalisme gonzo », y glisse-t-on en passant et d'un air entendu. Je me suis documenté. J'ai appris qu'un chicano était, grosso modo, un Mexicain immigré aux Etats-Unis. Quant au journaliste gonzo, il s'immerge dans son sujet et parle à la première personne. À la limite on pourrait dire que vous êtes en train de lire une critique gonzo. En tout cas Hunter S. Thompson, inventeur du genre, s'est en ce qui le concerne bien immergé dans son sujet pour écrire Las Vegas Parano en 1971. Le sujet, c'était, si j'ai bien compris, surtout les drogues. Il semble en avoir pris beaucoup. Oscar Zeta Acosta l'avait accompagné dans cette expérience, il a même par la suite réclamé des droits d'auteur sur le livre, ce qui lui a été refusé. À présent on ne sait toujours pas s'il est encore vivant ou déjà mort, tué, comme de juste, par des dealers ou autres délinquants qu'il fréquentait. En 1972 il avait publié ces Mémoires d'un bison, qui ont, comme on le voit, toutes les qualités pour être un livre culte.

     

    Le texte, suivant il est vrai une coutume répandue dans le roman américain, est bourré de noms propres qui semblent ici autant de mots de passe. « Je sors de mon appartement de Polk District et m'enfonce dans le tunnel sous Russian Hill. Je continue ma route sur Broadway où les trottoirs sont recouverts de fourmis en costard Brooks Brothers ». À lire ce genre de phrases le fan entre sûrement en extase. C'est un lecteur particulier. J'ai connu des fans de science-fiction du temps où j'habitais à Metz car ils y venaient en masse, pour le festival de science-fiction qui avait lieu tous les ans dans cette ville. Quand on leur demandait ce que tel auteur adulé d'eux avait de particulièrement remarquable ils émettaient un petit ricanement et disaient à plusieurs reprises : « Ah, X., c'est dingue… C'est vraiment dingue… » Et ils secouaient la tête sans préciser davantage. On était dans le domaine de l'incommunicable. Il y allait d'une expérience sans doute aussi difficile à partager que celle de la « défonce », dont les évocations scandent tout le livre d'Acosta. « Quand j'ai vu dans le rétroviseur que des poils me sortaient par les yeux, j'ai su que j'étais mal barré », nous dit-il en secouant la tête, lui aussi. On attend poliment que ce soit passé.

     

    Mais ça revient souvent, au long de ce « road-book » (c'est contagieux, vous dis-je) qui voit le « bison » du titre, lequel est un humain obèse nommé Oscar Acosta, gonzo oblige, plaquer son travail d'avocat à l'aide sociale pour se lancer au volant de sa Plymouth dans une errance ponctuée de rencontres et pleine de fureur, ça va sans dire. « Mais allez vous faire enculer, sales connards ! Qu'est-ce que vous y connaissez à la mort ? j'ai hurlé aux deux chasseurs de têtes, alors que je me décapsulais une autre Bud et que je fonçais à toute allure vers le Daisy Duck… » Tout cela sur fond de musique pop, les Beatles, Dylan et bien d'autres, le tube de Procol Harum, A Whiter Shade of Pale revenant en boucle obsessionnelle. Toute ma propre adolescence. Et puis après ?

     

    On assiste en spectateur un peu ennuyé aux frénésies d'Oscar, dont le récit se fonde sur une conception assez prévisible de la littérature. Car le bison écrit, et, pour y parvenir, il a, bien entendu (on est aux Etats-Unis), pris des leçons. Un homme en veste de tweed qui « parlait rarement d'écriture » et « n'a jamais fait de cours au sens strict du terme » lui a donné « le même conseil que celui qu'[il avait] reçu de [son] premier professeur d'écriture » : « Il m'a dit que si je voulais écrire, je devais écrire » (On est bluffé.) « J'ai sauté dans un train de fret », poursuit le maître, « et (…) finalement, je suis devenu marin dans la marine marchande. Et ça fait trente ans que j'écris ». Jeunes gens qui voulez faire carrière, vous connaissez désormais la marche à suivre.

     

    Heureusement qu'Acosta écrit aussi, pourtant. Car il y a deux livres dans ce pavé de 336 pages : une fois retirés la route, la Budweiser et les poils aux prunelles, resterait ce qui fait tout l'intérêt des Mémoires d'un bison, et que le narrateur appelle « l'histoire de ma vie ». Cette histoire, il se la remémore ou l'élabore, par bribes, en buvant et en conduisant, le cheminement rétroactif de la mémoire venant doubler la fuite en avant de la Plymouth. C'est l'enfance et l'adolescence d'un petit immigré mexicain qui a oublié la langue de ses pères mais se trouve sans arrêt renvoyé par le racisme ambiant à ses origines : « Après tout, j'avais fait ma confirmation et j'avais passé mon bac. (…) Et puis j'étais allé bien au-delà des rêves les plus fous de ma mère. Je n'étais pas avocat peut-être ? (…) Moi, j'avais fait tout comme il faut. (…) Alors qu'est-ce qu'ils attendaient de moi, bordel ? » Cette interrogation donne pour finir son sens à l'équipée d'Oscar sur les routes d'Amérique. Il est à la recherche de ce qu'il est, et cette quête le mènera de l'autre côté du Rio Grande, où, après avoir eu peur d'être arrêté pour s'être « fait passer pour un mexicano », il va découvrir « des millions de femmes basanées aux cheveux noirs, des croupes élégantes pour des enfants robustes, des poitrines gonflées pleines de vie, des yeux noirs en amande dans des écrins de cils. Quoi qu'aient pu signifier pour moi Alice Joy et Jane Addison quand j'étais enfant, elles étaient à présent reléguées au titre de souvenirs d'enfance issus d'un passé révolu ». Après quoi il se fera expulser avec cette formule pour viatique : « Vous feriez mieux de rentrer chez vous ».

     

    Dans ce final réellement émouvant, dans ce récit de formation brutal, se dessine, au-delà des oripeaux de l'époque et des fantasmes post-rimbaldiens, une vraie question, c'est-à-dire la question de la vérité. C'est cette question qui est au cœur du livre d'Oscar Acosta. Dommage qu'il ne s'en soit pas contenté, c'était beaucoup.

     

     

     P. A.

     

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      Ce texte est paru une première fois le 8 juin 2014 sur le site du Salon littéraire .

     

     

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  • Après minuit, Irmgard Keun, traduit de l'allemand par Georges Berthier, Belfond [vintage] La collection [vintage], chez Belfond, continue d’exhumer d’étranges petits trésors. Après le roman de Gueorgui Vladimov, Le Fidèle Rouslan, dont j’ai déjà dit tout le bien que je pensais, voici le livre d’une écrivaine allemande au curieux destin. Comme le note avec une frappante originalité Éric-Emmanuel Schmitt, dans la préface qu’annonce fièrement le bandeau du livre, « sa vie se montre au moins aussi romanesque que ses romans ». L'immense écrivain n'a pas tort. Qu'on en juge… À moins de trente ans, Irmgard Keun est un auteur célèbre et fréquente ses pairs, parmi lesquels Joseph Roth, son amant. Mais ses livres déplaisent aux nazis. Elle s'exile, fait paraître plusieurs ouvrages à l'étranger, dont, en 1937, ce roman, traduit et publié dès 1939 chez Stock. Après la défaite de la France elle fait courir le bruit qu'elle s'est suicidée et rentre en Allemagne, où elle vit sous une fausse identité jusqu'à la fin de la guerre. Puis c'est l'insuccès, l'hôpital psychiatrique, l'oubli, la mort (1).

     

    Singulière histoire et drôle de livre. Il tient du roman de gare, avec son intrigue de mélo, son héroïne de dix-huit ans orpheline et persécutée par une méchante vieille tante mais amoureuse de son cousin et fascinée par son demi-frère écrivain, et par la compagne de ce dernier, la belle Liska. Seulement tout cela se passe en Allemagne dans les années 30. Et Irmgard Keun donne un tableau pris sur le vif du totalitarisme à ses débuts. « Le bureau de la Gestapo (…) est un vrai lieu de pèlerinage. Des mères dénoncent leurs belles-filles, des filles leur beau-père, des frères leurs sœurs, des sœurs leurs frères, des amis leurs amis… » Le contrôle de la pensée se met en place : « Ce n'est pas bien, ce n'est pas noble de préférer la ville et de la trouver plus belle qu'un trou de village » ; « De l'amour, il en faut ; une femme allemande a le devoir de faire des enfants : mais dans ces affaires il y a tout un côté sentimental. Et dans les affaires sentimentales il faut veiller à rester en règle avec la loi ». Bien sûr, la littérature est considérée avec d'autant plus de suspicion qu' « un pays parfait n'a pas besoin d'écrivains ».

     

    La plupart de ces observations sont formulées par la jeune Suzon, qui joue ici le rôle de l'ingénue dans les contes philosophiques du temps des Lumières. Comme il se doit, elle a l'œil clairvoyant et la remarque acérée : « Lentement passe une auto où se tient le Führer, debout comme le Prince Carnaval au cortège du Carnaval. Mais il n'est pas aussi gai, aussi joyeux que le Prince Carnaval. Il ne jette pas de bonbons ni de bouquets ; il tient une main levée mais elle est vide ».

     

    Ce serait cependant faire injustice au livre d'Irmgard Keun que d'y voir un simple témoignage, si captivant soit-il. Les féministes des années 70, qui l'ont redécouverte peu avant sa disparition, ne s'y sont pas trompées : elle s'inscrit dans une certaine littérature « féminine » de l'entre-deux-guerres ; et Liska, avec son désœuvrement, ses amies, ses bains, sa chambre saturée de parfum où règne « une douce lumière bleu d'encre », a de faux airs d'héroïne de Colette. Mais l'auteure d'Après minuit est aussi sensible à d'autres influences. Que Döblin l'ait encouragée à écrire n'est pas étonnant. Dans ce récit où dominent conversations croisées et longs monologues, l'histoire, malgré un suicide, une mort soudaine et un meurtre, reste sans arrêt au second plan : toute la place est laissée à la pure atmosphère, et c'est celle de la nuit dans les villes, des rues, des fêtes, des brasseries. Le tout restitué en grands à-plats de couleur et notations grinçantes : « Les rues étaient noires, mouillées, luisantes comme des anguilles ; le ciel soufflait des flocons de brouillard blanc. La nuit est encore une maison : ses murs vacillants vont s'écrouler et l'on sera tout nu, sans abri dans l'immense blancheur du jour ». L'expressionnisme n'est pas loin. Sans doute fallait-il un peu de sa violence et de ses discordances pour traduire l'ambiance d'un pays entrant dans l'ère du cauchemar.

     

    P. A.

     

    (1) En juillet 2016, Karin M. Brown m'envoie ces précisions :

     

    Cher Monsieur,
    Vous dites qu'Irmgard Keun est morte dans l'oubli. Pas vraiment: Claassen (avec son directeur littéraire Helmut Frielinghaus) a republié tous ses romans en une succession rapide à partir du printemps 1979, et nous (j'étais leur agent) avons réussi, et très vite, à les faire publier dans un bon nombre de pays, dont la France (Balland). Elle avait été oubliée, c'est juste, mais a pu encore se réjouir de ce renouveau qui a adouci ses denières années.
    Je lui dois cette correction, on l'aimait.

     

    photo http-_www.europe-hollywood.net

     

    Ce texte est paru une première fois le 12 mai 2014 sur le site du Salon littéraire.

     

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  •  Le Tort du soldat, Erri De Luca (Gallimard) et Usage communal du corps féminin, Julie Douard (P.O.L)À côté des livres dont on ne voit pas l'intérêt existe une autre catégorie, moins connue : celle des livres dont on voit trop l'intérêt. Le hasard m'a mis récemment dans les mains deux ouvrages entre lesquels le seul rapport est la symétrie qui les range chacun dans un de ces deux groupes.

     

     Usage communal du corps féminin, de Julie Douard, appartient sans conteste au premier. C'est une histoire de concours de miss dans une petite ville de province qui justifie le titre, lequel a sans doute été pensé en vue d'attirer le chaland — d'ailleurs il y réussit, j'en suis la preuve. On commence donc à lire avec curiosité et, au début, un certain amusement cette suite loufoque de péripéties minuscules. Qu'elle soit quasiment impossible à résumer semble également plaider en faveur de l'ouvrage. Au fil des pages on attend cependant qu'autre chose vienne s'ajouter au plaisir vite usé des purs enchaînements narratifs ; en vain. Ah, si, pardon, il y a la satire sociale. J'allais l'oublier. Elle s'exprime à travers un défilé de personnages dont le seul qui ne soit pas complètement abruti est d'une méchanceté de livre d'images. La première phrase, en nous apprenant que l'héroïne a « toujours été un peu gourde », donne le ton : c'est celui de l'ironie condescendante, de A à Z (enfin, je crois, j'ai déclaré forfait en route). Pour donner plus de piquant à ce qu'il faut sans doute considérer comme un portrait grinçant de la France profonde, Julie Douard compte à l'évidence sur le style, qui se veut précis, primesautier et grammaticalement correct. Seulement quand on joue là-dessus il faut effectivement être impeccable. Il ne faut pas, par exemple, écrire « tout du moins », confondre « rien qui ne dépassât » et « rien qui dépassât », ou croire que « soi-disant » peut s'employer à la place de « prétendument »…

     

    Avec Erri De Luca on passe évidemment à tout autre chose. Ici les fantaisies linguistiques ne peuvent être mises au compte que de la traductrice, Danièle Valin, à laquelle, entre autres réussites, il faut rendre hommage pour une superbe « volonté de ne vouloir aucune explication ». Ce Tort du soldat, coup de cœur probable de maint libraire, met justement en scène un traducteur, mais de littérature yiddish. Il croise dans une auberge un touriste allemand âgé, lequel paraît si perturbé de l'avoir vu penché sur des lettres hébraïques qu'il a aussitôt après un accident d'auto fatal. Dans une seconde partie, la fille du défunt prend la parole pour nous apprendre que son père était un criminel de guerre paranoïaque et qu'elle-même a échappé à l'accident.

     

    La manière dont s'ajustent les deux récits manifeste un incontestable talent dans la narration. Mais tout est tellement souligné, surligné, encadré, fléché en tout sens, qu'on en éprouve vite un certain agacement. Dans les blancs du texte Erri De Luca ne cesse de murmurer très fort : « Attention, je vous parle de choses essentielles ». Et pour être sûr de ne rien oublier il a tout mis : la montagne, la mer, les cinq sens, un sourd-muet dont les doigts sont « des lucioles dans le noir » ; le yiddish, le golem, le ghetto de Varsovie, la kabbale, Auschwitz (dont on apprend au passage, avec quelque surprise, que le nom polonais d'Oswiecim est un mot yiddish…).  Tout ce qu’il aime. Car on a beau savoir les choix et les itinéraires de l’auteur italien, on ne peut se défendre d’un certain malaise à sentir la délectation indubitable qu’il éprouve à écrire ces mots et ces noms. Le mal, c’est sûr, est fascinant. Et si l’expression du mal absolu que constitue pour nous la destruction des juifs d’Europe suscite quelquefois une forme de fascination, c’est sans doute humain. Mais de là à se complaire dans cette fascination au point d’en faire le moteur principal d’un livre…

     

    Moralité, on me l’avait dit, j’ai longtemps refusé de le croire : les extrêmes, parfois, se touchent.

     

    P. A.

     

    photo http-_thumbs.dreamstime.com

     

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  • Jean-Marie Argelès a traduit de nombreux ouvrages de l’allemand, dont le magnifique roman La Découverte de la lenteur, de Sten Nadolny (Les Cahiers rouges, Grasset, 1985). Certains de ces livres, comme Une enfance africaine et Une jeunesse allemande, de Stefanie Zweig (Éditions du Rocher 2002 et 2003) ont été de véritables best-sellers sans attirer pour autant l’attention de la presse. D’autres, comme La Corde, de Stefan aus dem Siepen (Écritures, 2014), dont j’ai moi-même dit ici tout le bien que j’en pensais, ont été encensés par la critique sans susciter pour autant l’engouement d’un vaste public. Ainsi vont les choses dans le monde littéraire…

     

    Quoi qu’il en soit, après m’être entretenu dans le cadre de ce blog avec un certain nombre d’auteurs mais aussi avec un libraire, un agent, une directrice de revue…, il m’a semblé qu’il était temps, en cette période d’intérêt pour l’Europe, de rencontrer un traducteur. Que celui-ci travaille sur l’allemand, cette langue qui a produit certains des plus grands textes de la littérature européenne, était un argument de plus.

     

    Entretien avec Jean-Marie Argelès, traducteur de l'allemand

     

     Comment êtes-vous devenu traducteur de l’allemand ?

     

     D’abord, l’allemand… Je suis devenu germaniste par défaut. J’étais attiré par l’Histoire, alors que je n’ai jamais été un bon linguiste même si, au lycée, j’aimais les versions. Mais je faisais du sport de haut niveau, et comme je me disais que j’aurais de la peine à mener de front sport et études, j’ai choisi d’étudier l’allemand, en me disant que de vivre quelques années en Allemagne et en Autriche me permettrait de perfectionner mon allemand tout en me livrant à mon activité sportive très prenante.

     

    J’ai fini par avoir le Capes, ce qui m’a permis d’entrer comme traducteur à l’Institut national des sports, où j’ai traduit beaucoup d’articles et d’ouvrages, comme ce livre sur L’Éducation de la pensée tactique chez les enfants, par un maître de conférences à l’Université Humboldt de Berlin-Est, Friedrich Mahlo, qui est devenu une référence.

     

    Tout cela me laissait beaucoup de temps pour la politique… Si bien qu’ensuite, pendant six ans, j’ai été permanent du Parti communiste. Quand je l’ai quitté j’ai demandé un poste d’enseignant et j’ai par la suite enseigné dans divers établissements scolaires jusqu’à ma retraite. Mais à l’époque je ne me sentais pas assez sûr de moi. J’ai donc repris des cours en fac, à Vincennes, où on m’a conseillé, pour me remettre dans le bain, de m’exercer en traduisant Franz Fuhmann, encore un auteur d’Allemagne de l’Est. J’ai traduit quelques nouvelles de lui, et elles ont été publiées par les éditions Alinéa. Entre-temps j’avais entendu dire que chez Belfond on cherchait un traducteur pour Albert Speer ou la fin d’un mythe, de Matthias Schmidt. (Dans les années 80, Speer, – l’architecte de Hitler, ndlr – était un personnage très à la mode.) Je me suis proposé, j’ai fait vingt pages d’essai et j’ai été refusé. Mais ils n’avaient personne d’autre sous la main si bien que l’éditrice qui m’avait accueilli est revenue à la charge auprès de Pierre Belfond. Il a fini par accepter que, profitant de ses corrections manuscrites, je fasse la traduction du livre.

     

    Voilà comment, petit à petit et à force de hasards, je suis devenu traducteur…

     

     Peut-on vivre de traductions ?

     

     Moi, en tout cas, je n’en vis pas. J’ai des amis, comme Bernard Kreiss (traducteur, notamment, de Thomas Bernhard, ndlr), qui arrivent à en vivre. Pour les traducteurs techniques, c’est plus facile. Mais la traduction littéraire rapporte peu. On est payé 18 euros par page de 1500 signes. Du temps des machines à écrire on pouvait gagner un peu sur les fins de phrases, de paragraphes, de chapitres… Mais l’ordinateur compte les signes, et ce n’est plus possible. Sur ces 18 euros on paye encore 10 % de droits. Vu le temps nécessaire pour traduire, tout cela revient à peu près au salaire d’une femme de ménage. On touche un à-valoir correspondant en gros à 30 000 exemplaires et si les ventes dépassent ce chiffre, on gagne un peu plus. Mais ce n’est que très exceptionnellement le cas…

     

     Quelles sont vos relations avec les éditeurs ? Vous contactent-ils ? Est-ce vous au contraire qui leur proposez de traduire tel ou tel texte ?

     

     Maintenant, je ne demande plus rien à personne. Avant… C’était souvent, là encore, une question de hasard. À une certaine époque j’ai fait beaucoup de lecture pour les éditeurs en quête de textes allemands à publier. Cela m’a permis des rencontres qui ont ensuite débouché parfois sur des offres de traduction. Mais j’ai rarement démarché, parce que ce n’était pas mon métier et que je n’en avais pas besoin pour vivre.

     

    Un exemple de ces hasards dont je vous parlais… Antonin Liehm cherchait des traducteurs pour sa revue, La Lettre internationale. J’ai traduit pour lui plusieurs articles. Un jour, il me donne une pièce de théâtre consacrée à la vie de Georg Lukács. Mais je n’avais pas l’habitude du théâtre… André Markowicz (traducteur, notamment, de Dostoïevski, ndlr), a repris le texte avec moi, et cela a d’ailleurs été une magnifique leçon de traduction. Par la suite le directeur de L’Arche a lu le résultat, qui lui a plu. Il m’a alors proposé de traduire un livre de Lukács, Pensées vécues, mémoires parlés (L’Arche, 1986, ndlr).

     

     Quelles sont vos relations avec les auteurs ? Les rencontrez-vous ? Interviennent-ils dans le processus de traduction ?

     

     Ils n’interviennent que rarement. Ç’a été le cas pour La Corde, dont l’auteur, Stefan aus dem Siepen, parle français. Il a demandé à lire le manuscrit et a apporté des corrections. Dans le cas du livre d’Ernst Nolte, qui a fait polémique, j’ai voulu moi-même soumettre la traduction à l’auteur (il s’agit de : La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Édition des Syrtes, 2000, et Librairie académique Perrin, collection « Tempus », 2011, ndlr).

     

    Il arrive aussi que je cherche à rencontrer certains auteurs en particulier. J’ai ainsi noué des relations avec Nadolny, l’auteur de La Découverte de la lenteur, avec Stefanie Zweig ou avec Klaus Schlesinger, un écrivain originaire de RDA, qui avait écrit un petit livre sur le squat où il habitait à Berlin-Ouest (Matulla et Busch, La Nuée bleue, Jean-Claude Lattès, 1990, ndlr). J’avais trouvé le livre très beau, je l’avais traduit, et, étant à Berlin, j’ai contacté l’auteur. Il vivait effectivement dans le fameux squat, où j’ai été hébergé après vote en assemblée générale. Schlesinger, sur qui mon fils travaille à présent, est devenu un ami. Comme Mahlo. J’ai fait la rencontre très agréable de aus dem Siepen à l’occasion de la sortie de son roman.

     

    Les auteurs à succès sont évidemment moins désireux de nouer de telles relations…

     

     Avez-vous des rapports avec d’autres traducteurs ?

     

     Très peu. Ce n’est pas mon métier, et pour ce qui est des congrès et des réunions, j’en ai eu une overdose du temps où je faisais de la politique. Mais je crois qu’il y a beaucoup de jalousies dans ce milieu, de rivalités…

     

     Vous avez surtout traduit des romans. Seriez-vous tenté de vous attaquer à d’autres genres, comme la poésie, par exemple ?

     

     Non. Ni la poésie ni la philosophie. Pour cela il faut à mon avis être poète ou philosophe. J’ai traduit une étude lexicographique sur le terme « extrêmes » (Uwe Backes, Les Extrêmes politiques. Un historique du terme et du concept de l’Antiquité à nos jours, Les éditions du Cerf, 2011, ndlr) : c’est la seule de mes traductions qui s’apparente à ce qu’on pourrait appeler de la « théorie ». Mais j’ai aussi traduit beaucoup d’ouvrages historiques. Cela représente à peu près un tiers de mes traductions.

     

     Est-ce une œuvre littéraire en soi que de traduire ?

     

     Je ne sais pas… Je ne crois pas, dans la mesure où ce n’est pas nous qui inventons : nous sommes seulement porteurs d’une interprétation. Il s’agit d’un travail d’écriture, bien sûr, mais sur un canevas fourni. Écrire m’est beaucoup plus difficile que de traduire car c’est un travail sans filet. Le traducteur a toujours un filet.

     

    Cela dit, il y a des traducteurs de génie, et, dans leur cas, on peut sans doute bien parler d’œuvre. Je pense à Jaccottet, à Markowicz… Mais je ne me range pas dans cette catégorie.

     

     Que traduisez-vous en ce moment ?

     

     Un énorme roman qui se passe en Nouvelle-Zélande, et beaucoup de policiers. Depuis La Corde (paru début 2014, ndlr), j’en ai traduit deux, des psycho-thrillers. Plus des articles, que je reçois au compte-gouttes, pour une encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, chez Laffont.

     

     Que rêveriez-vous de traduire ?

     

     Je ne lis pas assez pour avoir des rêves de traductions. Et j’ai encore moins de désirs de retraductions. Je comprends qu’on en ait, qu’on songe par exemple à reprendre Goethe ou Schiller, mais pour cela il faut avoir une haute idée de soi-même. Encore une fois, il arrive qu’on puisse en avoir une à juste titre. Mais ce n’est pas mon cas. Il y a des génies, il faut aussi des tâcherons. Je me range dans cette dernière catégorie sans dépit : ce que je fais me plaît.

     

    Il y a cependant des textes dont j’aurais aimé qu’on me les confie. Le livre de Maxim Léo, Histoire d’un Allemand de l’Est, par exemple (traduit par Olivier Mannoni, Actes Sud, 2010, ndlr). Il y raconte l’histoire de son grand-père, lui-même fils d’un avocat juif qui avait prouvé que le pied bot de Goebbels, contrairement à ce que celui-ci prétendait, n’était pas la conséquence d’une rixe avec les communistes. Pour cela, il avait produit une photo de Goebbels bébé sur laquelle on voyait clairement qu’il était déjà affligé d’une malformation du pied. Bien entendu le « coupable » a dû quitter l’Allemagne dès 1933. Son fils, résistant, arrêté par la Gestapo, libéré par le Maquis alors qu’on le transférait à Paris, a été agent de la RDA à l’Ouest puis a dû être rapatrié à Berlin-Est quand son réseau a été découvert. Je l’ai connu. J’ai connu beaucoup de gens appartenant à cette époque et à cette mouvance. C’est ma vie. Je songe d’ailleurs à écrire dessus un jour…

     

     

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