• « Tuta blu », Tommaso Di Ciaula, (« Les Inépuisables », Actes Sud) Dans la collection « Les Inépuisables » figurent, dit l’éditeur, « les titres du catalogue des éditions Actes Sud qui doivent absolument rester ». Tiens, tiens, c'est dire qu'il y en a d'autres… Mais ne faisons pas de mauvais esprit : les titres en question ont la chance de devenir de jolis petits livres cartonnés, aux couleurs pimpantes et au format bien agréable; et si ces heureux élus sont tous du niveau de « Tuta blu », on ne se plaindra pas.

     

    Le livre de Tommaso Di Ciaula est paru en Italie en 1978, la première édition française datant de 1982. « Tuta blu », ça veut dire « bleu de travail ». Il s'agirait donc, comme le dit aussi le communiqué de presse, d'un « témoignage » ?... De fait, Tommaso Di Ciaula était encore tourneur en usine bien après la parution de ce récit adapté plusieurs fois au théâtre et une au moins au cinéma. L'auteur sait de quoi il parle quand il évoque l'épuisement, la crasse, les petits chefs qui « auraient fait d'excellents directeurs de lagers, de camps d'extermination », sans mâcher ses mots, comme on voit. Et, en arrière-plan, c'est toute l'histoire de l'Italie dans les années 70 qui se déploie, du point de vue d'un ouvrier doué d'une solide conscience de classe : « l'automne chaud » de 1969, Berlinguer et le compromis historique, le gauchisme…

     

    S'il n'y avait que cela, « Tuta blu » présenterait seulement un grand intérêt. Mais il y a autre chose. Pour raconter son existence en morceaux d'enfant de paysan devenu mécanicien dans un Sud où la vie rurale traditionnelle vole en éclats sous les coups de l'industrialisation, pour décrire les tranches de huit heures devant le tour à façonner des pièces de Teflon, Tommaso Di Ciaula construit l'outil le plus parfaitement adapté : composition en brefs éclats et langue de bric et de broc. Grossièretés, patois des Pouilles, diatribes et lyrisme se mêlent dans des paragraphes trépidants, superbement rendus par la traduction de Jean Guichard. Paragraphes toujours brefs, séparés l'un de l'autre par des blancs, qui se succèdent sans souci apparent de chronologie ou de continuité thématique : on saute abruptement d'une description hyperréaliste de l'usine (« Des couches de saleté, surtout à l'entrée des chiottes et des vestiaires, forment une petite montagne, mais personne ne la voit ») à une évocation nostalgique des soirées à la campagne pendant l'enfance (« La lampe à pétrole se balançait à je ne sais quel mystérieux souffle d'air, les papillons de nuit tombaient se faire rôtir par centaines dans le verre de la lampe… »).

     

    Car il y a des thèmes, dont le retour obsédant fait l'unité profonde de ce livre placé sous le signe du chaos. La révolte, bien sûr, rageuse, radicale, contre les patrons, les bureaucrates syndicaux et ceux du PCI qui « à force de freiner, sont en train d'user les freins », et le père ancien carabinier. Le sentiment lancinant du temps volé, de la « précieuse journée que personne ne nous redonner[a] plus », des nuits : « c'est un vrai péché de les gaspiller à dormir, mais nous la nuit nous filons dormir comme des bourriques afin d'être frais le lendemain matin pour le patron ». Le regret poignant de l'enfance et de la vie rurale, incarnée dans la figure bien-aimée du grand-père et dans celle de la tante « qui me serrait très fort comme une maîtresse, moi tout petit et elle grande et grosse et tendre, la peau rose ». Car l'intensité de la colère contre ceux qui « barbotent » la vie est à la mesure de la jubilation sensuelle qui parcourt aussi tout le livre, sans souci du bon ton ni de la pudeur : éloge des terrasses d'où on plonge dans les cours aux cabinets dépourvus de portes — « et si tu te trouvais dans la bonne direction tu voyais tout : des culs massifs, roses, gras, délicieux, des chattes velues, touffues, barbues dans de grandes culottes écrues faites à la maison » ; souvenirs d'escalades vespérales et adolescentes dans « les grands pins qui étaient juste en face du collège » de jeunes filles — « Les arbres tremblaient tandis que nous nous masturbions comme des possédés » ; tant il est vrai qu' « une belle branlette (…) te met de la fraîcheur dans le corps, tu as l'impression de voler. Tu reviens à ton tour si léger que tu as l'impression de monter en hélicoptère ».

     

    On est bien au-delà du « témoignage »… Tommaso Di Ciaula a, paraît-il, été recalé trois fois à l'examen d'entrée au collège parce qu'il avait de mauvaises notes en italien. Mais il a pris une belle revanche.

     

     

    P. A.

     

     photo http-_photo.europe1.fr

     

    Ce texte est paru une première fois le 24 mars 2014 sur le site du Salon littéraire

     

     

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  • Pietra viva, Léonor de Récondo (Sabine Wespieser Éditeur)Vous l’aurez sans doute remarqué, la mode du roman qui met en scène des figures célèbres de l’art ou de l’Histoire m’intéresse. Symptôme d’un épuisement de nos imaginaires ou de l’expansion de l’imaginaire dans le domaine entier du réel, effet d’une fascination pour l’extrême singularité ou de la conviction bien ancrée qu’au fond tout le monde est pareil, cette sous-catégorie récente du roman me semble le nœud de bien des contradictions dans les rapports que l’homme moderne entretient avec, entre autres choses, la littérature — même s’il ne lit plus. Pour cette raison peut-être, elle donne lieu aux succès les plus remarquables comme aux échecs les plus navrants. Le roman des grands hommes ignore l’entre-deux : il va tout de suite au pire (disons, Dans l'ombre de la lumière) ou au meilleur (La Splendeur de la vie, par exemple).

     

    Paru en août 2013, Pietra viva m’avait échappé. C’est une amie, fidèle lectrice de ce blog, qui m’a incité à le lire, avec quelques réserves. Dans le genre histoire de grands hommes il ne fallait pas le rater. De plus en plus fort, pourrait-on dire. Mesdames et messieurs, après saint Augustin, Danton, Hugo, Churchill et Leni Riefensthal, voici… Michel-Ange. Ni plus ni moins. Le pape Jules II vient de lui commander son tombeau. Il doit donc se rendre à Carrare pour choisir les marbres. Il y va, emportant avec lui l’image d’Andrea, jeune moine beau et mort. Le roman raconte son séjour parmi les carriers, ses rencontres, qui vont peu à peu le conduire de la douleur récente à d’autres souvenirs plus enfouis.

     

    Et c’est tout. Une épure. Il faut en rendre grâce à Léonor de Récondo, qui évite avec une tranquille élégance les écueils du roman historique comme ceux d’une plongée dans les désirs que la convention prête aux hommes de la Renaissance. La bisexualité de l’auteur du David est un point de départ et comme une évidence, aussitôt sublimée en rêves marmoréens, tel celui que fait l’artiste après avoir un peu abusé du vin local : « Sa pietà de Rome. À la place de la Vierge, c’est lui qui est assis, vêtu de la même robe ample et coiffé du voile virginal. Dans ses bras, ce n’est pas le Christ qui s’abandonne, mais Andrea, en chair et en os ».

     

    Le marbre, voilà peut-être, comme le suggère le titre, le véritable héros de ce récit. Sa blancheur se répand, contamine les chevaux, sa nudité se communique au style lisse et sans fioritures ; sa froideur, sa rigidité, l’usage auquel l’artiste le destine expliquent l’omniprésence du thème de la mort. Je parle de thème au sens le plus musical du mot : Léonor de Récondo est violoniste, elle compose son livre comme on écrit de la musique, les motifs s’y croisant et ne s’y effaçant que pour revenir en se complexifiant peu à peu. Ainsi celui du contraste entre surface et profondeur, lequel ouvre le roman sur le récit d’une dissection qui en fin de compte n’aura pas lieu, pour venir plus loin rencontrer celui de la pierre, où se cachent des « personnages qui attendent » que les libère le ciseau du sculpteur. Ainsi aussi des perceptions, qui structurent discrètement le texte, celui-ci mettant successivement l’accent sur la vue, l’ouïe, le goût, à mesure que Buonarroti remonte dans ses souvenirs.

     

    Quels souvenirs ? C’est là que ça se gâte, et que Léonor de Récondo fait mentir mon jugement à l’emporte-pièce sur l’absence de demi-mesures dans le roman de célébrités : dans son livre le pire se mêle bien au meilleur. Ou plutôt, alors qu’on se réjouissait déjà d’avoir sous les yeux le meilleur, on assiste accablé à la lente montée du plus désolant. Mais, rassurons-nous, ce plus désolant plaira beaucoup à certains : le sculpteur, à la fin du livre, retrouve enfin, devinez quoi… le souvenir de sa chère maman, qu’il avait longtemps refoulé pour moins souffrir de l’avoir perdue. Ça va le rendre bien plus humain et grand artiste, forcément. D’autant qu’il est aidé dans son travail d’anamnèse par un petit garçon mignon comme tout (l’enfant qu’il était, on s’en doute), qu’il finit par adorer après avoir commencé par l’envoyer paître (« Va-t’en ! Je déteste les enfants ! » — comme on regrette qu’il ne s’en soit pas tenu là).

     

    On est consterné par ce déchaînement final de la mièvrerie, gêné de devoir lire le poème qui clôt sur des strophes dignes du CM2 un livre parti pour être beau. Et furieux de voir Léonor de Récondo gâcher ses prémisses comme un sculpteur abîmerait un beau bloc de marbre. Non, vraiment, la musique adoucit parfois trop les mœurs. Les monts de Carrare, au final, accouchent de la petite souris qui vient pour les dents des bambins. C’est bien dommage pour Michel-Ange.

     

     

    P. A.

     

    photo http-_franck.poupel.free.fr

     

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  • En cas de forte chaleur, Maggie O'Farrell, , traduit de l'anglais par Michèle Valencia, (Belfond) Il y a tant de livres dont on pourrait se passer… Autant que leur lecture, à tout prendre, soit plaisante. Quand on a dégusté un roman avec un peu de cette délectation infantile qui fait qu’on se réjouit de retrouver le soir venu des personnages dont on se demande ce qui va encore leur arriver, les pauvres, il y aurait quelque malhonnêteté à faire la fine bouche après-coup.

     

    Ce qui m’avait attiré dans le livre de Maggie O’Farrell, En cas de forte chaleur, c’était l’Irlande, que promettaient le nom de l’auteur et le quatrième de couverture. Il en sera pour finir assez peu question mais tant pis — et ce peu de regret plaide déjà en faveur de l’ouvrage. En revanche, il est bien question de chaleur : celle, légendaire, de l’été 1976. Les canicules incitent aux actes irraisonnés. Ainsi Robert Riordan, honnête et taciturne retraité doté d’une épouse volcanique et de trois enfants adultes qui se disputent dès qu’ils se croisent, part un beau matin chercher le journal et ne revient pas. Branle-bas de combat, rassemblement de toute la famille, questions, scènes, voyage final de Londres au vieux pays, où tout sera pour finir tiré au clair.

     

    Il est deux conditions à cette « lecture de plaisir » que j’évoquais plus haut, songeant à Barthes. D’abord, il faut que ce soit un peu conventionnel. Ça l’est. On s’étonne parfois de tous ces auteurs qui, sans hésitation ni malice, continuent à « camper leurs personnages » et à les agiter comme si le vingtième siècle n’avait jamais eu lieu. Ici on pense comme dans les livres, en faux monologues intérieurs et longues plongées introspectives, avec une lucidité qui ignore tout de Freud. On a des souvenirs qui surgissent à pic dans un grand luxe de détails pour venir se faire raconter. Bref, on est dans un réalisme sans complexe — et parfaitement illusoire, ça va de soi.

     

    Mais il y a une seconde condition au plaisir que l'on peut prendre à ce genre de textes : il faut qu'ils ne soient pas complètement conventionnels. Et ce livre-ci ne l'est pas. D'abord, le cœur du sujet n'est ni social comme dans la plupart des romans britanniques, ni historico-politique comme on pourrait s'y attendre s'agissant d'un roman irlandais. Voilà au moins une originalité bienvenue. Ensuite il ne se passe en fin de compte pas grand-chose, et l'inévitable secret de famille est tellement mince qu'il a des allures de prétexte. Un tel refus du roman trop romanesque a de quoi séduire. Enfin il y a de l'humour, bien sûr (« Elle se demande si c'est très mal élevé de dégobiller dans le lit de ses parents »), et des personnages qui, malgré leur psychologie à l'eau de roche, révèlent peu à peu un assez subtil mélange de banalité et de folie douce. Maggie O'Farrell a un indéniable talent pour les scènes de groupe, surtout avec enfants ; elle a l'art de faire naître une certaine dinguerie dans l'évocation du quotidien — tout en s'en tenant toujours à la juste mesure.

     

    On le regrette, bien entendu. La mort remarquablement bien racontée d'un chat, de petits accès de méchanceté réjouissante (« Depuis sa plus tendre enfance, Michael Francis considère la voix de sa mère comme un fléau qui lui empoisonne l'existence »), des allusions à Lewis Carroll avec cette maison dont les objets semblent se révolter contre la fille prodigue de retour de New York après des années d'absence, à Peter Pan quand on craint de voir la même « s'envoler par une fenêtre ouverte »… tout cela, qui fait l'intérêt d'En cas de forte chaleur, incite à déplorer que Maggie O'Farrell ne soit pas allée plus loin dans le bizarre, pour lequel elle possède, à l'évidence, un don.

     

    Mais elle ne l'a pas fait, et sa famille tout en discordance ne se rend au pays des elfes que pour une grande réconciliation finale. Puisqu'elle a puisé, à ce qu'on nous dit, « dans sa propre histoire », sans doute n'a-t-elle pas voulu faire de peine à une parentèle sympathique mais difficile… Et puis l'aurait-on lue avec la même gourmandise si elle n'avait pas observé cette charmante réserve ? Pas sûr.

     

    P. A.

     

     photo http-_p6.storage.canalblog.com

     

    Ce texte est paru une première fois le 21 janvier 2014 sur le site du Salon littéraire

     

      

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