• La Petite Communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon (Actes Sud) Comment dire ?... Dès la première page, le livre de Lola Lafon s’installe délibérément dans l’espace de cette question. Quels mots utiliser pour décrire ce que la jeune gymnaste roumaine Nadia Comaneci, âgée de quatorze ans, accomplit en 1976 aux Jeux olympiques de Montréal ? Faut-il écrire qu’elle « jette la pesanteur par-dessus son épaule » ? Qu'elle « se fait de la place dans l'atmosphère pour s'y lover » ? Qu'elle « s'empare de l'air » ? Qu'elle « intime au mouvement de se plier à elle » ?... « Ne restent que les limites des mots qu'on connaît » pour parler de ce qui n'est pas du sport, « trop brutal, presque vulgaire en comparaison de ce qui a lieu ». D'ailleurs qu'est exactement cette créature « échappée à son sexe, évadée vers une enfance merveilleusement lisse et supérieure » ?

     

    La confrontation du langage à la matérialité du corps, voilà le vrai sujet du récit, histoire inventée d'une enquête que la narratrice mène auprès de l'ancienne gymnaste, s'efforçant d'éclairer avec son aide les zones obscures de sa vie d'ex-enfant prodige fêtée par le régime de Ceausescu puis passée à l'Ouest peu avant sa chute. Ce roman d'une biographie est un livre sur le temps. Celui de l'Histoire, qui fait se succéder le système délirant instauré par le « Camarade » et un libéralisme encore plus égalisateur. Mais d'abord le temps que Nadia « sculpte » dans ses évolutions sur la poutre et au sol. Et, enfin, celui de la maturation physique, qu'elle semble arrêter. La petite communiste qui ne voulait pas grandir… « Les petites filles de l'Ouest » rêvent d'être Nadia, car elle est l'Enfant majuscule et cependant « renvoie dans l'ombre (…) ces vieux contes remplis de fillettes apeurées qu'on doit guider pour ne pas qu'elles s'égarent ». Pas d'adolescence dans sa vie (« J'ai raté quoi exactement, de si fantastique ? »). Mais une plongée brutale dans l'âge adulte, qui marque la transformation de la « fée » en femme, et la fin du mystère.

     

    Bien sûr il y a d'autres choses dans ce roman complexe et retors. On y parle beaucoup de la fabrique des gymnastes, du contrôle maniaque exercé sur leurs corps par les entraîneurs qui les formatent, par le Parti qui les expose et leur dicte leurs discours, et, surtout, par les journalistes sportifs, qui les filment, les jugent et leur imposent les lois d'un spectacle permanent. D'après Lola Lafon elle-même, La Petite Communiste qui ne souriait jamais est donc aussi « l'histoire de différentes fabrications et réécritures ». L'évocation d'un régime totalitaire impose naturellement un tel thème, mais, comme on le sait, la révolution qui l'a mis à bas fut elle-même une grande manipulation. Et celle dont la narratrice réécrit l'histoire falsifie le récit de sa vie comme elle retouchait, en pleine action, « les mouvements de son corps », se corrigeant et « ajust[ant] le tir (…) pendant l'enchaînement » sans que « personne ne remarqu[e] rien ».

     

    Évidemment c'est un peu long ces entretiens entre la pseudo-Nadia et sa biographe-romancière. Les échanges de mails, les fâcheries et les réconciliations se succèdent, se répètent, on a compris. Il faut s'y résigner : presque tous les livres qui paraissent pourraient être beaucoup plus courts. Pourtant on lit celui-ci sans faiblir, aimanté par la double énigme d'un personnage « qui ne souriait jamais » et pouvait accomplir dans le vide des choses littéralement inénarrables. Car c'est parce que Lola Lafon inscrit cette énigme dans la langue qu'elle nous tient captifs comme son personnage captivait le public de ses improbables mouvements. Et de même que son sujet se dérobe aux mots usuels et contraint à en imaginer d'autres, son livre, ni vraiment roman ni autre chose, échappe aux classements mais exhibe et déploie le travail même de l'écriture. Si bien que la petite idole dont elle refaçonne l'image, objet en son temps de culte et de fascination, devient par ses soins un bien bel objet littéraire.

     

    P. A.

     

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     Ce texte est paru une première fois le 30 janvier 2014 sur le site du Salon littéraire

     

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  • Le roi n'a pas sommeil, Cécile Coulon (Points)On nous l’avait bien dit : le roman français s’expatrie. C’est la tendance. Tanguy Viel l’avait brillamment annoncée avec La Disparition de Jim Sullivan. Et à la rentrée 2013, Marie Darrieussecq (Il faut beaucoup aimer les hommes) et Céline Minard (Faillir être flingué), pour ne citer qu’elles, avaient situé leurs fictions en totalité ou en partie dans l’Amérique du rêve (le western) ou de ses fabriques (Hollywood).

     

    À dire vrai, le roman de Cécile Coulon qui paraît aujourd’hui aux éditions Points a été publié une première fois chez Viviane Hamy en 2012. Mais cela n’empêche pas qu’elle va, à sa manière, plus loin que les auteurs que je citais à l’instant. Tanguy Viel mettait en scène un écrivain français qui se lançait dans l’écriture d’un « roman américain » ; l’héroïne de Marie Darrieussecq, française, naviguait entre Los Angeles, Paris et l’Afrique ; Céline Minard prétendait jouer avec les codes d’un genre né au-delà de l’Atlantique. Tandis que dans Le roi n’a pas sommeil, aucune distance perceptible : ce beau titre dont on ne voit d'ailleurs pas bien la raison d'être recouvre un roman américain pur et simple, sans guillemets, qui se situe, nous dit le prière d’insérer, « dans une petite ville perdue de l’Amérique rurale » (c’est moi qui souligne). Sans qu’on sache vraiment pourquoi, on est, de plus, « dans les années trente ».

     

    L’histoire ? Mon Dieu, comme d’habitude : des pères, des fils, de la culpabilité, du destin… L’éditeur précise aussi que tout cela se déroule dans « une Amérique des clichés et des imageries d’Épinal que Cécile Coulon envoie voler en éclats avec fougue ». J’ai bien vu les clichés. Pour ce qui est des éclats… On habite un appartement « au-dessus de la laverie » ou une maison où on vide, en été, sur la véranda, les inévitables pichets de citronnade ; il y a également un bar où on absorbe des boissons plus corsées en jouant au poker, ce qui occasionne parfois des explosions de violence au cours desquelles le premier mari trompé venu éviscère l’amant et lui coupe les dix doigts comme qui s’amuse. Les femmes, ainsi qu’il sied, sont « belle[s] à crever ». Cécile Coulon pousse même la dévotion jusqu’à imiter les vieilles traductions des années 50 : on « bosse », on « se barre » ; les cheveux sont rarement désignés autrement que par le mot attendrissant de « tifs ».

     

    On perçoit mal l'intérêt mais après tout le pastiche est un art respectable. Et même difficile. Qui demande beaucoup de rigueur et de précision. D'autant plus que le roman américain, comme le diable, est dans les détails : noms de plantes, d'animaux, d'outils, description minutieuse des gestes quotidiens… Cécile Coulon, qui a fait hypokhâgne et khâgne à Clermont-Ferrand et « poursuit des études de lettres modernes », aurait sans doute des difficultés à réparer un carburateur ou à aiguiser une scie à ruban, et je serais bien mal venu de lui en faire le reproche. Mais enfin, quand on prétend écrire à la manière de Steinbeck… Qu'est-ce que ce « serpent brun », ces « fleurs sauvages », ces « bagnoles » dont on ignore la marque, ces chansons dont on ne dit ni le titre ni l'interprète ?... Et il y a plus gênant : s'accoter à un « mur de chaux » est bien difficile ; on ne voit pas vraiment ce qu' « un morceau de crin » pourrait être…

     

    Bon, me direz-vous, péchés sans gravité d'une jeune intellectuelle qui veut jouer les dures. Et tout cela en effet serait sans conséquence si l'auteure ne maniait la langue avec autant de grâce qu'elle le fait sans doute des outils. C'est dans les images poétiques, qui, comme on pouvait le craindre, abondent, qu'elle donne toute sa mesure : « Son âme ressemblait à un miaulement sorti d'un bunker » ; « Sa peau était restée calme et silencieuse comme un estuaire endormi » ; « Son visage prenait des airs de vaisseau fantôme, creusé par des sillons anguleux ». Et pour achever le portrait : « Ses poumons battaient tels deux éventails cassés ». Les clichés, pas à dire, en prennent un sacré coup. La « fougue » que met Cécile Coulon à les dynamiter lui a d'ailleurs valu en 2012 le Prix mauvais genre, attribué par France Culture et Le Nouvel Observateur. Un prix bien nommé.

     

    P. A.

     

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    Ce texte est paru une première fois le 9 janvier 2014 sur le site du Salon littéraire

      

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  • À la lecture de Jardin d'hiver (La Table ronde, 2010, et 10-18, 2013), j'avais été séduit par le raffinement et l'élégance de ce roman dont l'auteur paraissait se soucier si peu de toute mode.

     

    Thierry Dancourt est l'auteur de deux autres livres, Hôtel de Lausanne et Les Ombres de Marge Finaly (La Table ronde, 2008 et 2012). Dans tous ces ouvrages, on retrouve la même précision de l'écriture, alliée au sens de la musicalité ainsi qu'à un goût décidé pour les quartiers perdus et les femmes énigmatiques. La mélancolie s'y tempère d'ironie discrète.

     

     

    Entretien avec Thierry Dancourt

     

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     

     En fait j'écris depuis toujours. Au début, un peu comme tout le monde, j'ai écrit des textes, de petites nouvelles, sans penser à quelque chose de plus important. Et puis au bout d'un moment on éprouve le besoin d'aller plus loin. Mais il s'agit surtout pour moi d'une envie, d'une sorte de mouvement naturel qui me pousse à ça, depuis la fin de l'adolescence.

     

     Comment écrivez-vous ?

     

     Je rédige d'abord à la main deux ou plutôt trois versions successives. Puis je les tape à la machine mécanique. J'ai travaillé à l'ordinateur au début, quand ces nouveaux outils sont apparus, mais en fait je me suis aperçu que je gagnais du temps en travaillant à la machine. Le rythme de la phrase, l'espace de la page, plus proche de celle du livre, me conviennent mieux. Ensuite, je donne le texte à saisir à quelqu'un d'autre. J'évite ainsi la tentation des variantes à l'infini. Bien sûr, c'est moins simple pour les modifications : il faut découper de petites bandes de papier, les coller… Mais encore une fois, au total, on gagne du temps. Il me semble en effet que le cerveau est moins sûr de lui quand les changements sont plus faciles à réaliser. Quand on sait que ça va être fastidieux, on se donne moins le droit à l'hésitation. Je considère ce retour à la machine à écrire comme un grand pas en avant.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

     Pas vraiment, dans la mesure où il s'agit pour moi d'un réflexe naturel. Il y a un côté pénible, bien sûr, c'est difficile, mais rien à voir avec le travail dans la mine. Je rédige aussi des textes de publicité, pour gagner ma vie. Dans ce domaine on a l'impression d'avoir en permanence quelqu'un derrière soi, qui vous rappelle que vous ne pouvez pas écrire telle ou telle chose. Ce n'est pas le cas avec le roman (semble-t-il), qui est un espace de liberté (même si c'est une illusion).

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

     Patrick Modiano, bien sûr. Et puis j'ai beaucoup lu, à une certaine époque, les écrivains du nouveau roman. Le Michel Butor de L'Emploi du temps et de La Modification, Marguerite Duras, avant qu'elle ne fasse du Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, le premier Robbe-Grillet… sont des auteurs qui m'ont marqué. Philippe Roth aussi, celui du début, de Portnoy… J'aime aussi Philippe Sollers. Et Montherlant, qu'on ne lit plus guère, je crois, mais qui est un styliste étonnant. J'apprécie également l'univers singulier d'un auteur peu connu, mais qui gagnerait vraiment à l'être davantage : Marie Le Drian.

     

    De façon générale je commence beaucoup de livres, et je ne les termine pas toujours…

     

     Les lieux, les objets, les atmosphères jouent un rôle essentiel dans vos romans. Diriez-vous que l'intrigue y est secondaire ?

      

    Elle se construit d'elle-même. Je ne cherche pas à raconter des histoires. Elles émergent peu à peu au fil de l'écriture. Pour que le roman tienne, il faut une intrigue qui fasse l'unité en amalgamant des éléments épars. Mais l'intrigue n'est jamais pour moi le moteur.

     

     D'où vous vient ce goût pour les années 50 et 60, pour les lieux un peu désuets et de façon générale pour bien des choses qui pourraient apparaître comme étant de l'ordre de l'inactuel ?

     

     Je me méfie de «la modernité», qui demain, par définition, sera de l'antiquité. À mes yeux c'est un piège. Il n'y a pas de téléphones portables dans mes romans, c'est vrai. Mais si on parle aujourd'hui de l'I-phone 5, dans un an, ou même la semaine prochaine, on fera figure d'homme de Néandertal… J'essaie de façonner des personnages et des situations qui soient de l'ordre de l'intemporel. Pourquoi les années 60 (plutôt que 50) ?... Je crois que c'est un peu dans ma tête une époque idéale. Celle d'avant que les choses ne commencent à se dégrader complètement.

     

     La nostalgie du passé, l'évanescence du présent, l'absence, en un mot, semblent au cœur de votre travail. Cela fait-il de vous un poète ?

     

     Pas au sens technique du terme. J'attache une grande importance au rythme, mais la poésie engage des compétences auxquelles la prose ne fait pas appel.

     

    Cela dit, c'est vrai que je recherche des ambiances, des situations, plutôt qu'une trame narrative. Ce qui me donne le plus de mal, c'est, ensuite, de rassembler et de raccorder ces morceaux, d'accrocher les wagons.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

     Oh, je vais avoir du mal à en parler ! Il y a bien un projet, mais il est encore flou. Et puis, tant que ce n'est pas fait…

     

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