• www.infobretagne.com.jpg Alain Defossé place son dernier livre sous l’invocation explicite de Modiano, c’est dire assez que la mémoire et l’esprit des lieux y joueront un rôle essentiel.

     

    Les lieux, ici, c’est la province française, une petite ville, Chateaubriant, dont le nom semble une antiphrase. Quand on sait goûter le charme des endroits « sinistrés » on est saisi dès les premières pages par l’art avec lequel Defossé fait surgir ces places et ces rues vides où, le soir, quand « l’arrosage automatique vient de s’arrêter », « des gouttes tombent, sonores, sur le trottoir ». Le narrateur, qui s’appelle aussi Alain, a acheté une maison dans la campagne proche et y séjourne de loin en loin avant de regagner Paris. Ce double décalage l’installe dès le début, par rapport à la ville et à ses habitants, dans une curieuse nostalgie anticipée. Regret originel de ces nuits, de ces bars, de ces rencontres, de ces désirs voués d’emblée à l’inaboutissement, que le jeu du souvenir et de l’écriture redouble. Le roman d’Alain Defossé a beau tourner autour d’un fait divers il ne s’inscrit pas dans la cohorte des récits-réalité qui semblent se multiplier depuis le succès des télés du même nom. C’est d’abord un autoportrait en solitaire, et le crime dont il s’agit en est le centre dans la mesure où son évocation fait surgir les remords, les doutes, les colères d’un narrateur qu’il renvoie à sa propre image.

     

    Car « les campagnes ne sont pas tranquilles, les campagnes ne sont pas paisibles ». Et les chefs-lieux d’arrondissement non plus, surtout quand ils tirent leur seule célébrité d’avoir vu fusiller vingt-sept otages. L’alternance entre les étapes de la soirée fatale (en italique) et la remémoration de ce qui l’a précédée a pour effet de plonger le livre tout entier dans l’atmosphère des tragédies. Les journaux et les télévisions qui raconteront les faits plus tard ne croient sûrement pas si bien dire. « Dans la première fois, tout est toujours en germe », et la tristesse des débuts vient aussi de la certitude que la violence sous-jacente des jours et des nuits doit nécessairement éclater tôt ou tard.

     

    Alain Defossé est également un grand traducteur (Bret Easton Ellis, John King, des œuvres violentes…). Peut-être est-ce pour cela qu’il fait de son narrateur un transfuge, naviguant entre les endroits, traversant les milieux sociaux, attirant les confidences de chacun. Peut-être aussi le besoin d’atteindre un mot juste qui n’existe jamais, une vérité qui se dérobe sans cesse, donne-t-il sa tension à sa phrase nerveuse, souple et semée de virgules. Cette tendance à fouiller toujours plus loin dans les souvenirs, les oublis, les motivations des uns et des autres imprègne l’écriture de Defossé à laquelle elle confère l’urgence du désir. Désir « d’écrire », « de témoigner ». « Désir tout court ».

     

    P. A.

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    4 commentaires
  • Nous inaugurons en ce début d’année une nouvelle rubrique, consacrée à des entretiens avec des auteurs qui nous intéressent. Gilles Sebhan est le premier. Né en 1967, il vit à Paris et enseigne en proche banlieue. Il est l’auteur de plusieurs romans (Presque gentil, Denoël 2005, La Dette, Gallimard 2006…) ainsi que de deux récits (Tony Duvert, l’enfant silencieux et Domodossola, le suicide de Jean Genet, Denoël 2010 l’un et l’autre).

    Désir, désir d’écrire, écriture du désir… : le corps et l’écriture tiennent la première place dans son œuvre. S’y construit aussi, de livre en livre, un singulier autoportrait.

     

    Entretien avec Gilles Sebhan

     

    Nous déjeunons avec Gilles Sebhan dans une brasserie proche du métro Arts et métiers, où, venus tous trois par des chemins différents, nous pénétrons au même instant par différentes portes. Ce qui doit sans doute être considéré comme un présage encourageant. Au café, nous posons à notre auteur les questions que nous comptons poser aussi à tous les autres, puis des questions plus ciblées.

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

    Mon premier souvenir dans ce domaine est un souvenir d’imitation : assis à une petite table bleu ciel et coquille d’oeuf, j’entreprends d’écrire un conte pour faire comme ma sœur plus âgée, qui travaille à son bureau. Ainsi l’écriture se trouve liée pour moi dans son origine à cette identification à une femme…

    Ensuite, bien sûr, il y a eu d’autres premières fois, comme c’est le cas en amour. Ainsi, un jour, à quatorze ans, en classe, alors qu’on étudie un poème de Rimbaud, je me dis soudain que ce qui nous occupe là est une chose que moi aussi je peux faire.

     

    Comment écrivez-vous ?

    Plutôt n’importe quand, chez moi, sur un ordinateur.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

    Quand je dis à quelqu’un que je suis en train de travailler, je suis en général en train d’écrire. En fait il n’y a pour moi qu’un seul véritable « travail » et c’est celui-là. « Travail » aussi dans le sens d’une mise au monde, de quelque chose qui doit sortir de moi. Hélas, vous savez bien que ce n’est pas un travail très rémunérateur…

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

    Il y en a deux au moins, ceux sur lesquels j’ai écrit : Duvert et Genet. Mais il s’agissait aussi pour moi d’un exorcisme. Je voulais rendre hommage à ces écrivains et je devais en même temps prendre une distance par rapport à eux.

    Il y a aussi des auteurs dont je parle moins mais qui ont beaucoup compté pour moi : Gombrowicz  ou Kertesz par exemple. Et puis d’autres qui sont des passions actuelles comme Roberto Bolaño.

     

    Vous avez en effet écrit sur Duvert et Genet, l’homosexualité tient une place importante dans vos ouvrages : comment vous situez-vous par rapport à la notion de « littérature gay » ?

    Il y a quelques années, j’ai fait une conférence à Normale sup’ autour de la question : « Existe-t-il une écriture gay ? », ce qui m’a amené à me pencher de plus près sur le sujet.

    Ne me définissant pas comme « gay » (c’est un mot que je déteste), j’aurais à plus forte raison du mal à me définir comme « écrivain gay ». Ce qui m’intéresse, c’est la transgression, la traversée vers le corps de l’autre, un autre généralement hétérosexuel. J’écris sur le désir du corps de l’Autre hétérosexuel. La dimension communautaire que le mot « gay » implique m’est donc totalement étrangère.

     

    Vos romans mettent en scène un narrateur à la première personne, écrivain, vivant à Paris, dont les modes de vie et les expériences semblent souvent proches des vôtres : êtes-vous un auteur d’autofiction ?

    S’il n’y avait pas débat en ce moment sur ces sujets, je ne me poserais pas la question : les questions de genre littéraire ne m’occupent pas. Malgré tout je dis oui, car je trouve qu’en ce moment s’affirme une détestation de l’écriture de soi que je trouve ridicule, et qui est de l’ordre de l’illusion, du piège, de la manipulation : on n’écrit jamais que sur soi. Il est étonnant qu’on ne se soit pas méfié davantage de ce qu’annonçait la publication par Emmanuel Carrère de D’autres vies que la mienne. En matière de manipulation, c’est pourtant un maître !

     

    L’enfance et l’adolescence jouent un rôle important dans votre œuvre : l’écriture est-elle pour vous une manière de dialoguer avec l’enfant que vous avez été ?

    Disons avec l’enfant qui refuse de me quitter… Plutôt que de le retrouver il s’agit pour moi de le neutraliser : faire en sorte que sa voix résonne dans le livre et pas dans mon esprit. Cet enfant que je suis toujours, qui me hante, qui m’encombre, j’essaie surtout de m’en débarrasser.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Sur la révolution égyptienne. En octobre dernier je me suis rendu au Caire et j’ai rencontré, avec mon ami le photographe Denis Dailleux, des familles de « martyrs », chez eux. Je n’avais pas du tout l’idée d’en faire un livre mais la confrontation a été tellement forte et étonnante que j’ai éprouvé le besoin d’en faire le récit et d’évoquer  la date clé du 28 janvier, jour où la police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants à balles réelles. 

     

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • jesus2 Jérémie Lefebvre écrit des chansons. Il dit que c’est plus facile que les romans, je n’en suis pas si sûr. Dix ans après La Société de consolation (Sens&Tonka, 2000), peinture acide et moderne du monde de l’entreprise, il publie aujourd’hui un livre étrange, et cette étrangeté est son premier mérite.

     

    Elle tient d’abord au sujet. Il ne faut pas se complaire dans les sentiers battus pour choisir comme personnages les membres d’un groupe de chrétiens adeptes du « renouveau charismatique », dans une petite ville de province. À dire vrai on commence par se demander un peu ce qu’on fait là, parmi tous ces braves gens qui n’ont que le Seigneur à la bouche et rêvent don de soi, conversions et grâce. Et puis on continue. Et même on y prend goût. On en vient à se plaire en leur compagnie, à être content de les retrouver. On se dit alors que Jérémie Lefebvre possède un talent particulier pour rendre attachants des personnages plus divers qu’il ne semble. Que son écriture élégante et classique, qui n’hésite ni devant la description ni devant le portrait, est calculée pour nous faire entrer dans des vies résolument quotidiennes avec le plaisir des effractions.

     

    Mais la vraie raison pour laquelle Danse avec Jésus, contrairement à ce que pouvait faire craindre son titre, nous captive, est sans doute ailleurs. Elle tient probablement à la seconde étrangeté du livre, laquelle réside dans un curieux rapport à l’ironie. Car enfin comment croire à l’innocence d’un garçon qui appelle ses personnages Marie Sauveur, Arlette Paradis ou Virginie Rameaux. Quand on lit une phrase comme : « Ça va péter, annonça le père Noël », on comprend qu’il convient d’être sur ses gardes. Pourtant aucun de ces étranges héros n’est ridicule. Cette veuve qui vient de redécouvrir les joies de l’amour physique et, avec quelque inquiétude, demande le lendemain son avis au Seigneur, nous fait rire mais nous attendrit. Entre les cathos et le psychanalyste du roman, accablé d’avoir un père dévot et une fille disposée à suivre le même chemin, on ne sait plus qui a raison. Personnellement je compatirais plutôt avec cet homme mais le texte, lui, ne choisit pas. Jérémie Lefebvre réussit à le maintenir de bout en bout dans l’indécidabilité. Son narrateur s’absente derrière ses phrases lisses et nous laisse à nos choix,  à nos doutes, dans un trouble étrange. S’il accélère sur la fin pour mener le récit vers une issue imprévisiblement abrupte et violente, c’est pour nous proposer aussitôt un autre dénouement envisageable. Au lecteur de voir, tel serait le credo. Mais non sans être entré dans les raisons de chacun, si bien qu’en fin de compte toutes les fois possibles se trouvent frappées de suspicion, et nous abandonnés entre ciel et terre, mais plutôt contents de cet inconfort.

     

    P. A.

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    4 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires