• 14 juillet, Éric Vuillard (Actes Sud)

    http-_www.actionfrancaise.netDans Tristesse de la terre (Actes Sud, 2014), déjà sous-titré « récit », Éric Vuillard montrait en Buffalo Bill, le prétendu héros des guerres indiennes, un des inventeurs de la société du spectacle. C’était assigner à l’écriture une fonction doublement archéologique : remonter aux origines de la modernité et, ce faisant, revenir en les déconstruisant sur ses mythes fondateurs.

     

    Ces préoccupations se retrouvent dans 14 juillet, ironiquement résumé en son titre. Car c’est bien d’un mythe national et originel qu’il s’agit, et une première manière de le désacraliser consiste ici à partir des prémices de l’événement lui-même : premières émeutes, ouverture des états généraux, discours enflammé d’un inconnu nommé Camille Desmoulins (« C’est inouï le nombre de bègues devenus orateurs, et le nombre de cancres devenus écrivains »).

     

    Les vrais héros du jour de gloire…

     

    Cependant, très vite, le récit de Vuillard en vient à ce qui en constitue le cœur : la fameuse journée. Et ce récit s’inscrit d’emblée contre tous les récits édifiants qui en ont été faits, y compris celui de Michelet, « sublime tour de passe-passe » auquel est rendu en passant un hommage ambigu. Comme les photos d’époque constituaient le matériau de base sur lequel s’édifiait Tristesse de la terre, l’auteur s’est ici plongé dans les témoignages obscurs et les archives de la police. Il y a trouvé, entre autres, des noms propres et des noms de métiers : « Boelher, charron, Bouin, corroyeur, Branchon, dont on ne sait rien du tout, Bravo, menuisier, Buisson, tonnelier, Cassard, tapissier, Delâtre, buraliste »…

     

    « C’est étrange, les noms », commente-t-il, «  on dirait qu’on touche quelqu’un ». Et rêver sur ces noms d’hommes, parfois de villages, sur ces professions souvent disparues, c’est arracher aux « mâchoires du temps » les figures oubliées des vrais héros du jour de gloire. Ces héros sont des gens du peuple, c’est-à-dire, avant tout, des pauvres. Le livre d’Éric Vuillard s’efforce de leur rendre toute leur place, ce qui le conduit à une dialectique permanente du collectif et de l’individuel. Le peuple, c’est d’abord la foule, « le très grand nombre muet, masse aphasique ». Cette masse humaine, le texte, dans un style précipité, où les phrases brèves alternent avec les longues accumulations, en restitue les mouvements irraisonnés, les hésitations et les fureurs, comme vues du ciel. Mais à ces plans généraux répondent les images soudain grossies de personnages dont on nous esquisse l’histoire et dans les émotions desquels nous nous insinuons parfois, comme ce Louis Tournay, le premier à sauter dans l’avant-cour de la Bastille : « Qu’est-ce que je fais là ? se dit-il. Il fait quelques pas sur les gravillons. Peut-être que malgré le bruit, il entend crisser la plante de ses pieds sur le sol des rois ».

     

    Comment en vient-on à prendre la Bastille ?

     

    Ces « petits bonshommes de Breughel, ces patineurs que l’on voit de loin depuis l’enfance, ombres familières aperçues au fond d’un tableau, sur la glace » pourraient faire autant de personnages de roman. Et il y a bien des romans possibles dans 14 juillet, lovés dans les plis de l’Histoire, d’où Vuillard les extrait pour nous les montrer un instant avant de les laisser s’effacer (« Et là, ils disparaissent, on les abandonne définitivement, on ne les reverra plus jamais »). C’est en effet en refusant le roman aussi bien que l’histoire comme elle s’écrit d’habitude que se construit ce livre singulier. Son objet n’est ni l’aventure individuelle ni le destin collectif mais le point, difficile à cerner, où l’une s’articule à l’autre : comment en vient-on à prendre la Bastille ? quels gestes minuscules ou décisifs, quels basculements ont-ils dû s’engrener pour produire l’énorme événement ? Se poser ces questions revient à essayer de ressaisir ce qu’il y a, dans la Révolution, de révolte. Et c’est bien, tendresse pour les humbles, haine des puissants, colère, la révolte qui parle par la plume d’Éric Vuillard. Son lyrisme tantôt contenu, tantôt exacerbé en fulgurances brutales, échappe-t-il toujours à la tentation du « morceau de bravoure », à laquelle il critique Michelet d’avoir cédé ? Les mythes sont retors : pour mieux les défaire, on s’y frotte, au risque d’en rebâtir d’autres. L’ambiguïté était déjà présente dans le précédent « récit » de Vuillard, celui-ci ne l’évite pas. Mais tout l’intérêt de son entreprise est justement d’entraîner le lecteur dans l’espace incertain où naissent les grandes concrétions imaginaires. Et de lui faire partager un peu du stimulant inconfort qu’on trouve à s’y aventurer.

     

    P. A.

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